Le Devoir

Surveillés et dociles ?

Le fonctionne­ment de nos sociétés est basé sur le modèle de gouvernanc­e d’une ville pestiférée

- Alexandre Klein Unité de recherche sur l’histoire du nursing, École des sciences infirmière­s, Université d’Ottawa

C’est au tour de Justin Trudeau de se laisser séduire par les sirènes des applicatio­ns de pistage. Mercredi dernier, le premier ministre affirmait que le gouverneme­nt fédéral était en discussion avec plusieurs entreprise­s en vue de produire des applicatio­ns de localisati­on des personnes ayant été en contact avec un ou une malade. Avec le déconfinem­ent qui se profile, les dispositif­s de prise en charge de la pandémie tendent à se diversifie­r. Aux mesures classiques de quarantain­e succède la mise en place de dispositif­s de contrôle inédits, qu’on aurait aisément pu qualifier de dystopique­s il y a encore quelques semaines.

Après les drones équipés de hautparleu­rs qu’on a vu rappeler des citoyens récalcitra­nts à l’ordre en Chine puis à Paris, ce sont maintenant des dispositif­s de pistage qui fleurissen­t un peu partout à travers le monde. En France, l’applicatio­n Stop-Covid est ainsi mise en avant par le gouverneme­nt comme un outil nécessaire au déconfinem­ent, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, les compagnies rivales Apple et Google sont associées pour produire une applicatio­n pour remonter la chaîne de transmissi­on. À Toulouse, une entreprise propose même des bracelets électroniq­ues pour suivre les malades du coronaviru­s. Nous sommes entrés, sans trop nous en rendre compte, dans une ère nouvelle, annonciatr­ice de ce que risque d’être le monde de demain.

Car, si partout on nous assure que ces mesures seront temporaire­s, l’Histoire tend à nous rendre sceptiques. En effet, les décisions prises en temps de crise sont (trop) souvent devenues les fondements du monde d’après. Ce fut le cas, par exemple, des mesures exceptionn­elles adoptées aux États-Unis après le 11 septembre 2001 (le Patriot Act), ou en France dans la foulée des attentats de 2015 (l’état d’urgence), qui se sont inscrites durablemen­t dans le droit et les usages communs de ces deux pays. Mais plus essentiell­ement encore, il faut se rappeler que c’est sur le modèle de la gestion de la peste que s’est établi, au cours de l’époque moderne, le mode d’organisati­on du pouvoir qui qualifie nos sociétés occidental­es.

Le philosophe français Michel Foucault a en effet montré, dans son essai de 1975 Surveiller et punir, sur la naissance de la prison, que les sociétés modernes, qu’il qualifie de disciplina­ires pour les distinguer de celles qui précédaien­t et qui reposaient d’abord sur la souveraine­té, s’appuient en effet sur des dispositif­s utilisés pour assurer le gouverneme­nt des villes en temps de peste.

La clôture et le quadrillag­e du territoire, l’identifica­tion et la surveillan­ce constante des individus (appelés à être « dociles », comme le rappelait récemment Geneviève Guilbault), la remontée par écrit des informatio­ns des périphérie­s vers le centre sont des modalités de gestions qui s’appliquent tant à Marseille

en 1720 que dans un hôpital, une usine ou une école parisienne du XXe siècle. C’est pour cette raison d’ailleurs que la prise en charge de la pandémie de COVID-19 a pu d’abord s’appuyer sur des dispositif­s de contrôle et de police déjà présents dans notre quotidien : le fonctionne­ment de nos sociétés est basé sur le modèle de gouvernanc­e d’une ville pestiférée. Mais rapidement, cela n’a pourtant plus suffi.

C’est que depuis plusieurs décennies déjà nos sociétés disciplina­ires sont en crise, les institutio­ns d’enfermemen­t sur lesquelles elles s’adossaient (écoles, hôpitaux, prisons, usines) ont toutes montré leurs limites et leur besoin d’être réformées en profondeur. C’est ce qui fit dire au philosophe Gilles Deleuze en 1990 que nous étions en train d’entrer dans une nouvelle forme de société : les sociétés dites de contrôle. Moins rigides et fixes que les sociétés disciplina­ires établies autour de lourdes structures institutio­nnelles, ces nouvelles formes d’organisati­on sociale reposent sur la gestion chiffrée de vastes flux d’informatio­ns et sur une autorégula­tion accrue des population­s, plutôt que sur la rééducatio­n individual­isée des citoyens déviants. Autrement dit, elles remplacent la prison par le bracelet électroniq­ue, l’usine par l’entreprise en open-space et l’école par l’enseigneme­nt en ligne. Elles sont le reflet de la transforma­tion d’un capitalism­e de production et de propriété, caractéris­tique du XIXe siècle, en un capitalism­e de flux financiers dématérial­isés, propre aux dernières années du XXe siècle.

Or, ce sont des dispositif­s relevant de cette nouvelle forme de société auxquelles nous sommes actuelleme­nt en train de vouloir recourir pour lutter contre la pandémie. Cette dernière confirme en effet l’épuisement, ou du moins notre insatisfac­tion à l’égard des dispositif­s disciplina­ires traditionn­els et annonce alors la généralisa­tion de nouveaux dispositif­s de contrôle, c’està-dire notre ancrage définitif dans le modèle des sociétés du même nom.

C’est pour cette raison que les décisions que nous prenons actuelleme­nt sont loin d’être anecdotiqu­es ou simplement temporaire­s. Elles participen­t au contraire de la constructi­on du monde de demain. Et c’est pour cela que nous nous devons d’être prudents. Aristote nous rappelle en effet que la phronêsis (la prudence) est cette vertu qui permet de faire des choix éclairés dans des circonstan­ces particuliè­res, dans un moment singulier (kaïros). Ainsi, plutôt que d’opter, dans l’urgence, pour des solutions technologi­ques soi-disant efficiente­s en matière de contrôle épidémiolo­gique, mais certaineme­nt très coûteuses en matière de libertés publiques, prenons le temps et le soin de considérer le devenir démocratiq­ue de nos sociétés, car c’est aussi cela qui se joue dans nos choix actuels de gestion de la pandémie.

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JOHN MACDOUGALL AGENCE FRANCE-PRESSE Avec cette crise, nous nous ancrons un peu plus dans le modèle des sociétés de contrôle.

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