Que vaudra la culture après la pandémie ?
Des artistes s’inquiètent de l’effet sur leur métier de la multiplication des contenus créés avec les moyens du bord
Le monde manque de poésie. La phrase, qui présente certains signes d’usure, n’en demeure pas moins vraie, surtout ces temps-ci. Mais ce dont le monde ne manque certainement pas, depuis quelques semaines, c’est de vidéos maison d’écrivains, de chanteurs et d’acteurs tentant de faire surgir un peu de lumière au travers de la noirceur de nos fils de nouvelles.
Après avoir dû subir les contrecoups du piratage et de la numérisation sur leurs revenus, des artistes s’inquiètent désormais que cette multiplication des contenus gratuits — souvent créés spontanément par certains de leurs collègues remplis de belle et de bonne volonté — aggrave leur situation, au terme de cette crise, dont ils figurent parmi les victimes collatérales.
« J’ai de la peine parce que j’ai l’impression qu’on est en train de perdre le peu de dignité qui nous restait en se faisant avaler par les Facebook Live de ce monde, en diffusant notre précieux travail pour peu ou pas de cachet en retour », écrivait l’auteurcompositeur et membre du groupe Grand Fanal, Francis Faubert, le 16 avril dernier sur… Facebook (on s’en sort pas). « J’suis pas dans le jugement. Je comprends. Je m’empêche aussi, à deux bras, de publier un p’tit quinze minutes de nouvelles tounes. Mais je suis juste écoeuré que ce soit encore à nous de faire le sacrifice. »
Il n’est pas le seul voir un danger à cette toute manne distribuée pendant la pandémie. Mardi, l’ONU a même lancé un avertissement formel : cette entorse à la propriété intellectuelle n’est pas sans danger pour un secteur déjà fragile.
Alors que différents diffuseurs se préparent à mettre sur pied des salles de spectacles virtuelles (dont Juste pour rire et Le point de vente), comment demander au grand public de payer pour de la culture, quand des créateurs eux-mêmes en font circuler de généreuses quantités sur les réseaux sociaux ?
Tout en précisant avoir beaucoup de compassion pour l’angoisse de ne plus exister dans l’oeil de l’autre qui tiraille ses compères, Francis Faubert peine à concevoir les conditions parfois médiocres dans lesquelles des artistes s’astreignent à réaliser des vidéos. « D’habitude, quand t’arrives sur une
gig brune, où le son est pourri, t’es pas content, explique-t-il en entrevue. Là, on se met à inonder les réseaux sociaux de performances qui sonnent mal, filmées avec des iPhones. Ça dilue toute la patente et je ne sais pas vraiment si ça aide des carrières. »
Une occasion à saisir ?
La crainte de rater une occasion historique d’accompagner les Québécois dans cette période d’incertitude aura sans doute joué un rôle majeur dans la ruée vers la vidéo comique en direct qui a secoué Facebook et
Instagram. Devant cette peur de passer à côté d’une occasion de rayonner, qui faisait déjà monter en lui l’anxiété, Louis T choisissait de se retirer complètement des réseaux sociaux pendant trois semaines au début du confinement, le temps de s’occuper des siens et de réfléchir à un concept se distinguant d’une offre déjà énorme.
L’humoriste lançait, il y a trois semaines, Les actus à Louis T, une revue quotidienne de l’information mettant en relief certains angles morts dans la couverture de la crise. « Ma gérante ne m’a pas mis une pression incroyable [pour sortir de mon silence], mais elle m’a quand même souligné à quel point c’était un bon moment pour être présent, considérant que je parle beaucoup d’actualité et qu’il y a beaucoup de gens devant leur écran, présentement, qui attendent d’avoir de l’information », confie-t-il.
« Pendant trois semaines, par contre, avant de me lancer, j’ai observé ce qui se passait. J’ai vu beaucoup de gens essayer maladroitement des choses, ce qui est normal. Je trouve que maintenant, il y a un bel équilibre qui s’est installé. Les humoristes qui sont encore là chaque jour [en ligne] ont développé leur niche. »
Quel virage numérique ?
L’homme de théâtre Benoit Landry allait d’une sortie semblable à celle de Francis Faubert, jeudi dernier, à la suite de l’annonce de la mise en place, par CBC / Radio-Canada et le Conseil des arts du Canada, d’un nouveau programme de financement aidant les créateurs à orienter leur travail vers un public en ligne, pendant la pandémie.
« Ce qui est pernicieux, c’est que c’est présenté comme l’aide dont le monde de la culture a besoin, alors que moi, je ne suis pas un artiste du numérique, je ne saurais absolument pas profiter de ce soutien. Je suis autant bibliothécaire ou agent de bord qu’artiste numérique », lance le comédien et metteur en scène du spectacle Serge Fiori, seul ensemble, du Cirque Éloize.
« Il y a des gens dont c’est le métier, de créer pour le Web, et c’est enlever beaucoup d’importance à leur travail de dire que n’importe qui, du jour au lendemain, peut devenir un artiste du Web. Je pourrais lire un monologue de
L’avalée des avalés [Benoit Landry devait jouer en juin dans la pièce mise en scène par Lorraine Pintal au TNM] en me filmant avec mon téléphone, mais je ne pense pas que j’appellerais ça “faire mon virage numérique”. »
Il serait illusoire, selon lui, de s’imaginer que l’essence de toutes les disciplines est aisément traduisible du côté du virtuel. « Le théâtre, la danse, la musique et le cirque ont des assises millénaires et répondent à un besoin éternel de l’humanité : se rassembler », plaidait-il dans sa lettre. « C’est là leur fonction première. Si nous ne pouvons pas nous rassembler en ce moment, nous le pourrons de nouveau un jour prochain. Et ce jourlà, pour qu’il y ait du théâtre, de la danse, de la musique ou du cirque autour desquels se rassembler, les artistes auront eu besoin d’une chose avant tout : TOFFER. Toffer jusqu’à ce que la tempête soit passée. »
Pour Francis Faubert, cette prolifération de contenus produits avec les moyens du bord contribuerait également à dévaluer le travail des techniciens et des artisans de l’ombre qui comptent actuellement, dans le milieu de la culture, parmi les grands oubliés. Le chanteur refusait récemment une offre du Centre national des arts, concernant la diffusion d’une performance en direct sur Facebook. « Il y a un paquet de gars de son, d’éclairagistes, qui nous font briller. Je me sentais mal de les bypasser pour aller me chercher un cachet avec une vidéo filmée par en-dessous avec mon cell. » Il dit préférer attendre qu’un déconfinement partiel permette la création de vidéos de meilleure qualité et la rémunération de chacun des intervenants de l’écosystème du spectacle vivant.
« Ce que beaucoup de performances ont en commun, présentement, c’est quelque chose de spontané, de fragile. C’est ce qui les rend touchantes, observe Benoit Landry. Mais ce serait comme dire que le travail qu’on fait habituellement — 200 heures de répétition, de recherche, de questionnement d’un texte —, ça ne vaut pas cher, si on dit que c’est la même chose que ce qu’on voit sur le Web. »