Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

C’était ma librairie d’élection, celle où je faisais le plein d’ouvrages en passant, où je m’arrêtais pour causer avec des amis, avec les propriétai­res ou avec des inconnus, avant de bouquiner parfois dans leur bon bistro ou sur la terrasse par temps chaud. Olivieri était fermée temporaire­ment depuis le 20 mars, comme tant de commerces en ces temps de crise, et on attendait le retour des beaux jours pour son enseigne aussi. Quand la nouvelle de sa chute est tombée mardi. Un choc !

Longtemps indépendan­te, appartenan­t à Renaud-Bray depuis 2016, la librairie Olivieri était le maillon faible de cette grosse chaîne qui vacille aujourd’hui après les semaines de paralysie des commerces. Elle a maintenant mis la clé sous sa petite porte. Maillon faible économique­ment du groupe et pourtant fort par l’esprit, avec son lot de romans actuels et de bédés, ses ouvrages de poésie, de philosophi­e, de sociologie, et tant d’auteurs maison et étrangers mis en exergue. Vraie caverne d’Ali Baba pour les lecteurs, que cette adresselà où on s’arrêtait d’office.

Avant de partir en voyage, j’aimais y trouver les auteurs du pays où je m’envolais. C’est chez Olivieri que je dégotais les classiques à relire, québécois ou étrangers, là que des noms d’écrivains inconnus me sautaient au visage en réclamant pleine attention et achat impérieux. On y pénétrait au royaume de la littératur­e, au coude à coude avec des grands lecteurs, des écrivains, des membres de la communauté culturelle et des étudiants de l’Université de Montréal en quête de pitance pour l’esprit.

Le gros bâtiment de Renaud-Bray officiel installé en face n’offrait guère l’éventail de lectures que la petite librairie procurait à ceux qui cherchaien­t plus loin que la vague et la vogue. En faisant la navette entre leurs deux pôles, c’est chez Olivieri qu’on prenait le temps de se poser.

Le deuil est d’autant plus grand, on le comprend, pour Rina Olivieri et Yvon Lachance, qui avaient fondé ce lieu d’inspiratio­n 35 ans plus tôt en y investissa­nt leur âme. Il est aujourd’hui fermé définitive­ment. Le couperet est tombé. Pas moyen de rêver à sa renaissanc­e future. Comme c’est triste ! Sans doute Renaud-Bray devra-t-il sacrifier d’autres volets de son empire, malgré la relance des commerces annoncée en mai. Nos nouveaux modes de distanciat­ion et les pertes déjà subies fauchent les segments fragiles. Mais la mort d’Olivieri, puits de lumière sur Côtedes-Neiges, est pour plusieurs habitués particuliè­rement douloureus­e, tant l’institutio­n palpitait au rythme de la vie littéraire montréalai­se dans son Ouest décentré.

Faucher les segments fragiles

Elle en avait connu, des tempêtes, cette librairie-là. Blaise Renaud l’avait acquise et sauvée en 2016, alors qu’elle se trouvait en pleine faillite et percluse de dettes. Un établissem­ent vit maigre quand il ne sacrifie rien aux sirènes commercial­es. Renaud-Bray s’offrait du coup une vitrine d’exigence pour redonner à la littératur­e ses pleins quartiers de noblesse. Luxe qui ne survit pas à une débâcle économique, et c’est un crève-coeur.

Le diable s’en est mêlé pour perdre Olivieri cette année, avec les travaux prévus sur le site voisin de l’ancienne Rôtisserie St-Hubert bientôt remplacée par une tour à condos, chantier qui aurait empoussiér­é sa terrasse en la condamnant

de facto en été. Et comment auraient-ils pu pratiquer la distance des corps quand les chaises se collaient hier encore devant les invités de leurs soirées-causeries ?

Car l’endroit était avant tout un milieu de vie et un rendez-vous avec les écrivains durant les rencontres-conférence­s que les propriétai­res orchestrai­ent. Je me souviens de quelle voix assurée l’Argentin Alberto Manguel nous y avait invités en novembre dernier à voir la littératur­e comme un acte de résistance, tant la lecture aura toujours paru suspecte aux totalitari­smes et aux frilosités des vagues bien-pensantes au fil de l’histoire. Pendant qu’on l’écoutait, les livres tout autour nous semblaient soudain des compagnons de lutte contre l’assaut universel du grand nivellemen­t par le bas.

Dans le quartier, Olivieri était une rare oasis où le commerce laissait place à une sorte de communion et de porte ouverte sur la réflexion. Alors, espérons que d’autres petites librairies tiendront bon de leur côté. Car, coronaviru­s ou pas, la perte de cet emblème symbolise l’effritemen­t déjà en cours des centres culturels de proximité dans nos villes, fragile tissu qui s’envole en premier quand le vent se lève. Quelles autres branches de cet arbre-là tomberont à la reprise ou peu après ?

À notre horizon, on craint une route minée par plusieurs nidsde-poule à la place des relais qu’on aimait. Et souhaitons à notre société de vouloir semer d’autres lieux phares pour nous aider à respirer sur cette planète en quête de sens, où il faudra tâcher un jour d’apprendre à enfin mieux vivre.

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