À l’Ouest, jeune homme !
Qualifiée de « Sur la route hongrois », l’oeuvre de Lajos Kassák, publiée en 1927, est rééditée en français chez Séguier
Parmi les phrases usées de la création, il y a celle-ci : il n’existe que deux intrigues dans toute la littérature : 1) quelqu’un part en voyage ; 2) un étranger arrive en ville. On en a souvent pipeauté l’auteur ; parfois un grand Russe, généralement John Gardner, qui, lui, victime d’un accident de moto en 1982, n’arriva nulle part.
En 1988, Marie Morris ajoutait dans le New York Times que, puisque l’écrasante majorité des femmes n’avaient jamais eu le choix entre l’une ou l’autre de ces options, elles avaient surtout été coincées pour attendre l’étranger. Elle n’avait pas tort. Les récits d’errance et journaux de
hobos, de Jack Black à Jack Kerouac, nous ont abondamment donné l’occasion de constater que les deux intrigues n’étaient pas mutuellement exclusives et qu’elles servaient habilement la construction de perdants magnifiques (se rendre intéressant n’est pas qu’un privilège d’écrivain en confinement). Le peintre, théoricien et écrivain hongrois Lajos Kassák a été de ces individus qui ont pris la route au péril de leur santé, abandonnant, dans son cas, le métier de serrurier pour passer de l’autre côté de la porte.
Auteur d’une vingtaine de plaquettes de poèmes, de 17 romans, de 13 recueils de nouvelles, de 5 pièces de théâtre, de 6 volumes d’essais, il laissa à sa mort un Everest d’inédits, comme le précise Roger Richard, traducteur et préfacier de Vagabondages, réédition de l’ouvrage de Kassák paru initialement en 1927. Récemment ramené à la vie par Séguier, ce roman de (dé)formation donne à lire les errances de l’homme qualifié de « champion des -ismes en Hongrie ». En deux mots : un avant-gardiste.
Troisième titre d’une suite autobiographique en cinq tomes, ces 248 pages — esquintante bourlingue à travers l’Europe jusqu’à Paris — fournissent à Kassák l’occasion de briller par ses descriptions des lieux et du désar-gentement (« De longs champignons saillaient du mur, nos vêtements jetés dessus faisaient sur les murs blancs comme des ombres de cadavres pendus ») et de casser la vision idyllique de la Ville Lumière qu’il entretenait dans le sillage de son confrère Endre Ady.
Parti de « Pest » avec un compagnon, Kassák se brouille finalement avec lui pour s’encanailler avec un anarchiste homophile entêté à rédiger une étude sur l’image du Christ. Un certain Szittya. Emil de son prénom. Le même baladin dont on rééditait en 2019 les 82 rêves pendant la guerre de
1939-1945 (Allary Éditions). Emmanuel Carrère, préfacier de cet ouvrage, mentionnait au passage cette amitié avec Kassák et cet autre livre, Vagabondages, en quelque sorte « une version hongroise de Sur la route ».
Or, là où Kerouac était occupé à courir la galipote et à se donner le bon rôle, Kassák s’expliquait sa déconfiture, observant la « tristesse arrogante de son compagnon », tout comme l’antisémitisme européen ou la xénophobie ambiante (« Je croyais que la France était la terre de la liberté civique idéale et de la culture classique. Mais nous ne rencontrions que des paysans lourdauds, chauvins, qui méprisaient en nous les étrangers »). Expérience d’oisiveté et de petites magouilles qui ne rendent pas l’auteur imperméable au regret, Vagabondages est un concentré d’énergie vitale dans un monde où l’on est mort sans le sou.