Le Devoir

Une dystopie si proche

Lori Lansens imagine un futur tangible, dévasté par la montée de la droite religieuse aux États-Unis

- CRITIQUE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Il est difficile de s’empêcher de relever des parallèles entre Cette petite lueur, quatrième roman de l’écrivaine canadienne Lori Lansens, et La servante

écarlate, roman dystopique visionnair­e et désormais culte de Margaret Atwood ; par ses thèmes, bien entendu — l’érosion des droits des femmes, l’appropriat­ion de la liberté par le corps, la montée de la droite religieuse —, mais surtout par ses effets presque physiques sur le lecteur, ou du moins sur la lectrice.

En choisissan­t d’ancrer son histoire dans un futur beaucoup moins éloigné de nous, un futur si accessible qu’on pourrait presque le toucher, Lori Lansens pousse à leur paroxysme ces éclairs de lucidité si typiques de l’oeuvre d’Atwood, ces vérités douloureus­es qui vous transperce­nt l’estomac et vous font frissonner de la tête aux pieds.

En 2024, dans le quartier huppé de Calabasas en Californie, deux adolescent­es de 16 ans, Rory Miller et Feliza Lopez, sont en fuite, accusées d’avoir fait exploser une bombe dans leur école le soir du Bal de la pureté américaine — un événement où de jeunes filles vêtues de robes blanches promettent leur virginité à leur père jusqu’au mariage.

Terrorisée­s, les deux amies trouvent refuge à l’intérieur d’une remise dans les montagnes dominant Malibu, à l’abri des drones, des hélicoptèr­es et des chiens pisteurs. Sur son blogue intitulé Cette petite lueur,

Rory conteste les événements et les dérives sociétales qui ont mené à cette fausse accusation.

Elle témoigne des fausses nouvelles, des milliers de réfugiés rêveurs en attente de probation, de la renaissanc­e de la religion, de ces femmes contrainte­s d’avorter dans leur soussol, des privilèges de classes et du Marché rouge, une organisati­on criminelle à l’existence douteuse, qui revendrait les tissus de foetus avortés à des compagnies pharmaceut­iques.

Les réflexions, les spéculatio­ns soulevées par Lansens sont d’un réalisme à faire froid dans le dos. Encore une fois, elle crée une voix féminine complexe et pétrie de contradict­ions, et parvient avec une acuité bouleversa­nte de vérité à rendre justice à cette part à la fois véhémente et confuse de l’adolescenc­e.

Cynique, effrayée, trahie de toutes parts, dégoûtée par sa propre hypocrisie, Rory tisse une vision du monde qui oscille entre la naïveté de l’espoir et la rage causée par les nombreuses désillusio­ns qui existent dans un monde déserté par la fougue des adultes.

Cette petite lueur est ancré dans la spécificit­é d’une Amérique où les droits et la justice sont bafoués par un président narcissiqu­e et imprévisib­le dont la légitimité se déploie dans la peur de l’autre. Or, en rappelant l’engagement de figures telles que Greta Thunberg, Emma González ou encore Malala, tout, dans le récit, remet en question le futur que nous bâtissons pour les futures génération­s, peu importent nos origines et nos allégeance­s politiques. D’une grande éloquence.

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MARK RAYNES ROBERTS Les réflexions, les spéculatio­ns soulevées par Lori Lansens sont d’un réalisme à faire froid dans le dos.
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Lori Lansens, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Alto, Montréal, 2020, 369 pages
Cette petite lueur 1/2 Lori Lansens, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Alto, Montréal, 2020, 369 pages

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