Le Québec, somme toute
Jocelyn Létourneau appartient à l’élite des historiens québécois. Ses livres brillent toujours par l’originalité de leur propos et par leurs qualités de style. Historien et interprète du parcours québécois, Létourneau explore notre passé avec l’intention affichée d’éclairer le présent afin de permettre un « passage à l’avenir » dans la fidélité et l’ouverture. L’analyse, chez lui, prend autant de place que les faits.
Depuis vingt ans, ses essais suscitent la controverse parce qu’ils contestent le récit canonique, c’està-dire nationaliste, de notre histoire. Létourneau, en effet, s’acharne à ébranler ce qu’il qualifie de
« grand roman national », cette version de notre histoire qui va de la quête de soi à la survivance, en passant par un destin empêché par la faute des Anglais.
Ce récit, selon Létourneau, nie la complexité de notre aventure et a quelque chose de dépressif. C’est la raison pour laquelle il conviendrait, dans le respect des faits, de le contrebalancer par une narration moins dramatique, plus à même, selon l’historien, de saisir l’esprit et l’intention qui traversent l’itinéraire québécois.
« À l’encontre d’une idée commune, écrit Létourneau, le Québec a toujours été libre de direction prescrite ou proscrite, ses acteurs n’ayant eu de cesse d’enfreindre la curatelle présumée de l’histoire et d’en déjouer les tutelles pronostiquées. » Un Québec libre depuis toujours ? C’est la thèse, pas toujours convaincante, que développe l’historien dans La condition québécoise (Septentrion, 2020, 320 pages), une synthèse historique qu’il souhaite « dépaysante ».
Quand il parle des origines et de la Nouvelle-France, Létourneau ne dépayse pas tant que ça. Modérées, ses audaces, à cette étape, consistent à brouiller « l’image idyllique que l’on compose parfois des cultures autochtones » — elles n’étaient pas écolos au sens moderne du terme et leurs sociétés connaissaient les inégalités et la violence — et à désidéaliser le projet de Champlain d’une « grande civilisation métissée » francoamérindienne, plus stratégique, dit-il, qu’humaniste. La NouvelleFrance, continue-t-il, loin d’être un âge d’or, est demeurée une société désorganisée et incertaine, mais elle a permis le développement d’une conscience nationale canadienne.
Le récit, jusque-là, n’a rien de vraiment dérangeant. C’est après que ça se corse, quand Létourneau minimise le choc de la Conquête pour les Canadiens français. D’un drame, il fait une simple « bifurcation », le « début d’une nouvelle phase historique ». L’événement, écrit-il, n’a pas imposé aux Québécois « le fatum de l’impuissance absolue » puisque, pour des raisons stratégiques, il a forcé les Britanniques et les Québécois à adapter « leurs ambitions respectives à la présence de l’autre ». Il ne va pas jusqu’à dire qu’il n’y a rien là ou qu’on assiste à un match nul, mais presque.
Létourneau fait de gros efforts pour relativiser le sentiment d’oppression nationale vécu par les Québécois, qui, suggère-t-il, s’accommodent de la situation. Pourtant, par la suite, son histoire fait souvent référence à la prolétarisation des francophones. Au XIXe siècle, notet-il, la minorité de langue anglaise dispose « du pouvoir effectif et tient le haut du pavé économique », alors que les francophones « occupent la majeure partie des positions du bas dans la structure des emplois et des revenus », une situation qui perdure au début des années 1960. Ça ne ressemble pas à la manifestation d’un Québec libre, il me semble.
Létourneau rejette la thèse de la survivance et postule, sur le plan socioéconomique, un développement à peu près normal du Québec, si on le compare à celui d’autres sociétés occidentales. La thèse se défend. Ce qui se défend moins, c’est l’idée, répétée par l’historien, que les Québécois francophones n’incarnent pas une nation colonisée et entravée.
Létourneau parle d’une histoire somme toute pas pire, faite de tensions tantôt heureuses, tantôt malheureuses. On aurait compris qu’il dise que, dans les circonstances, malgré tout, grâce à leur « stratégie du risque calculé » imposée par la situation, les Québécois ne s’en sont pas trop mal sortis. Il est vrai qu’il y a dans cette histoire de belles réalisations dont on peut s’enorgueillir.
Or, Létourneau va plus loin. Il fait de nécessité vertu en glorifiant notre allergie aux ruptures et notre attachement aux « transformations dans la continuité », dont il fait l’essence historique du peuple québécois. Analysant l’attitude des jeunes pour qui l’indépendance serait déjà un fait « à défaut d’être une réalité constitutionnalisée », il conclut béatement à un néoréalisme qui admet « la conciliation des contraires », voire « la naïveté lucide ». En gros, tout est bon dans le cochon, et circulez, on passe à l’avenir. Plus naïf que lucide, il me semble.