Une culture diversifiée, financée, mais fragile et saturée
« C’est un facteur d’identification très fort, qui a construit la société québécoise telle qu’on la connaît aujourd’hui »
La pandémie a durement frappé tous les secteurs culturels, qui ont été parmi les premiers à avoir cessé leurs activités et qui seront probablement parmi les derniers à les reprendre. Mais la culture au Québec, qu’est-ce que c’est exactement ? Avant de vous proposer divers portraits de travailleurs de ce domaine, Le Devoir propose un aperçu du milieu tracé par deux sages, Monique Simard et François Colbert.
De quel bois se chauffe le milieu de la culture, quels sont ses contours, audelà des impacts de la COVID-19 ? Tout portrait du genre est ardu à faire, mais l’univers culturel québécois s’avère très diversifié, créatif, bien que fragile en raison de la petite taille de ses nombreux acteurs, qui évoluent dans un marché de plus en plus saturé, notent deux vétérans observateurs d’ici.
Avant d’être des chiffres ou des structures, la culture est d’abord « importante dans la société québécoise », insiste d’emblée Monique Simard. L’ancienne de la SODEC et membre du récent comité Yale sur l’avenir des communications au pays est maintenant présidente du conseil d’administration du Partenariat du Quartier des spectacles et du Fonds Québecor pour le cinéma et la télé.
« Si on la compare à d’autres pays, c’est un facteur d’identification très fort, qui a construit la société québécoise telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ce n’est pas à négliger », continue Mme Simard. Une vision que partage le professeur à HEC Montréal François Colbert, qui est titulaire de la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux. « On n’est pas Français, et on n’est pas Anglais, on est des francophones nord-américains, une petite communauté dans une mer d’anglophones, et on a notre culture propre dans le sens de l’UNESCO, autant avec nos us et coutumes que notre langue, notre histoire. »
La scène culturelle québécoise est une bête polymorphe, multicolore, foisonnante, d’où la difficulté d’en tirer un polaroïd net. Monique Simard, malgré quelques décennies dans le domaine, notamment comme productrice de documentaires, est encore impressionnée par un milieu « qui est extrêmement diversifié, entre autres en raison du nombre de disciplines que ça touche, des métiers d’art au cirque en passant par le théâtre, le cinéma, la télé, les arts numériques, les créations d’effets spéciaux. »
Lorsqu’il présente le milieu culturel dans des cours ou des conférences, M. Colbert commence par faire une double division des choses, qui peut s’appliquer à la majorité des territoires dans le monde. La première séparation se fait entre les arts comme les orchestres symphoniques, les musées ou le théâtre « qui sont dans une industrie de prototypes » et les industries culturelles, comme le cinéma, les livres ou la musique, « une industrie où on reproduit des prototypes ».
S’ajoute une autre division du monde, entre organismes à but lucratif et ceux à but non lucratif. Et sauf exception, résume M. Colbert, « les entreprises culturelles sont en général des entreprises à but lucratif, alors que les arts sont sans but lucratif ».
Financement public
La question du financement public est au coeur de la question culturelle, notent les deux observateurs. Le professeur Colbert décrit la part des deniers publics du Québec comme un hybride, ou un entre-deux entre le système américain où l’État ne donne presque rien et celui de l’Europe, fortement subventionné. « Ici, pour un théâtre, 40 % des revenus vont être des subventions publiques. Aux ÉtatsUnis, quand vous avez trois ou quatre pour cent, vous êtes bien chanceux », illustre-t-il.
L’aide se fait par divers mécanismes, dont les subventions directes et les crédits d’impôt, comme pour l’industrie du jeu vidéo. Aux yeux de Monique Simard, « au Québec, on n’aurait jamais eu le foisonnement, la créativité qu’on a si on n’avait pas eu le soutien
de l’État dès le début. […] Mais ce n’est pas juste de l’économie, c’est la vitalité d’une société. C’est l’intelligence collective d’une société. »
Différentes structures viennent en aide aux artistes et aux organismes culturels. Chaque région, par exemple, possède son Conseil de la culture — et depuis peu son agent de développement numérique. S’ajoutent les différents conseils des arts (le CALQ, celui de Montréal, du Canada), « qui sont principalement des organisations en soutien aux OBNL, comme les théâtres », note Monique Simard. Une autre structure enrichit le tout, soit la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), « davantage en soutien économique à l’entreprise, aux producteurs, comme en musique ou en cinéma », ajoute celle qui a dirigé l’organisme de 2014 à 2018.
De petites entreprises, concentrées à Montréal
Le milieu culturel de la province est beaucoup concentré dans la métropole (37,5% des établissements y avaient leur résidence en 2015). Suivent la Montérégie (19,2 %), la Capitale-Nationale (7,6 %) et les Laurentides (7,3 %).
C’est aussi « une business de petites entreprises », illustre François Colbert. Des chiffres de Statistique Canada pour le Québec montraient qu’en 2015, 67 % des établissements de l’industrie culturelle comptaient neuf employés ou moins. « Mais à côté des grosses institutions, il commence à y avoir des institutions moyennes », ajoute le professeur.
Les deux observateurs notent que le portrait du milieu culturel a bien évolué au fil des décennies. Au pivot des années 1970 et 1980, il y a eu une certaine « professionnalisation » de la création, qui a mené à la naissance de plusieurs entreprises devenues depuis des institutions, comme le Cirque du Soleil ou le Festival international de jazz de Montréal.
La dernière décennie aura été témoin de plusieurs mouvements d’acquisition, note Monique Simard. « Il y a une consolidation industrielle, à défaut de meilleur terme, dit-elle. Les plus gros vont acheter les plus petits parce que ceux-ci n’arrivent pas à passer à travers les impératifs économiques du temps. » Ça a été le cas en musique avec Spectra — achetée par Evenko, elle-même en partie gobée par le géant Live Nation —, en télévision avec différents producteurs, en cinéma du côté des distributeurs.
« Et là on arrive à un point de saturation », analyse Mme Simard. François Colbert précise qu’avec l’accès à une meilleure éducation, l’arrivée en masse des baby-boomers et les efforts publics mis dans l’art, l’offre s’est multipliée. « Malheureusement, ça n’a pas nécessairement fait la multiplication de la demande », note-t-il.
Et cette situation, les créateurs la saisissent bien, car une bonne partie d’entre eux peinent à gagner leur vie avec leur métier. « Tu regardes les statistiques de l’Union des artistes : pour les quelques vedettes qui font 500 000 $ et plus, il y en a 95 % qui font moins de 30 000 $ par année », fait remarquer Monique Simard.
Le noeud se trouve dans le nombre de personnes ayant une ambition artistique, ose François Colbert. « Je sais que je vais me faire garrocher des roches par le milieu culturel, mais le problème c’est pas que les artistes sont pauvres, c’est qu’il y en a trop qui veulent être artistes. On ne peut pas tous les supporter, ça ne se peut pas. »
En ça, complète Monique Simard, le rouleau compresseur de la COVID-19, aussi néfaste soit-il pour les revenus des acteurs du monde culturel, pourrait être un vecteur de changement.
« Les relativités économiques entre les secteurs vont-elles se modifier ? Et est-ce que les relativités économiques entre les créateurs, les interprètes, les producteurs et les diffuseurs vont changer ? »