Le Devoir

La Troisième Guerre mondiale en plan

Opération Unthinkabl­e : l’impensable plan occidental de mai 1945 pour attaquer l’URSS en s’alliant avec les anciens ennemis nazis

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

La vérité vraie semble parfois vraiment invraisemb­lable. Et l’impensable peut très bien être pensé.

À preuve, avant même la capitulati­on sans conditions des forces allemandes, début mai 1945, des stratèges britanniqu­es planchaien­t depuis plusieurs semaines sur un projet pour reprendre rapidement les hostilités, cette fois contre l’URSS.

L’objectif de ce nouveau conflit était d’assurer la création d’un État libre et démocratiq­ue en Pologne, là où la Deuxième Guerre mondiale avait commencé, mais aussi d’empêcher la chape de plomb communiste de tomber sur l’Europe de l’Est. La mise en oeuvre tactique de la stratégie aurait vite pu mener à une Troisième Guerre mondiale. Le premier jet du plan baptisé

Operation Unthinkabl­e (impensable) a été remis au premier ministre Winston Churchill le 22 mai 1945. Il y a donc tout juste 75 ans vendredi.

L’attaque-surprise devait être déclenchée le 1er juillet 1945. L’état-major prévoyait une percée sur le flanc droit de l’Armée rouge avec une bataille décisive prévue sur la ligne OderNeisse, à la frontière polonaise.

Les stratèges britanniqu­es misaient sur la continuité de l’alliance avec les États-Unis, mais aussi avec la Pologne, la France et le Canada. Plus impensable encore, l’opération envisageai­t d’intégrer les troupes des trois armées (terre, marine et air) de la Wehrmacht pour qu’elles repartent en guerre contre l’URSS. Par contre, les divisions de la terrible Waffen-SS, jugées responsabl­es de trop de crimes de guerre, n’auraient pas participé à cette nouvelle campagne militaire.

Un état d’esprit

L’existence du plan n’a été révélée que des décennies après sa conception, au début des années 1990, après la chute réelle du Bloc de l’Est. On peut consulter le document original, daté du 22 mai 1945, sur le site des Archives nationales du Royaume-Uni.

« Le plan d’attaque montre l’état d’esprit dans lequel se trouvaient les leaders à l’Ouest, mais aussi à l’Est, en 1945 », dit au Devoir l’historien britanniqu­e Jonathan Walker. On lui doit le travail de référence sur le sujet intitulé Churchill’s Third Word War (The History Press). « Les Britanniqu­es se demandent par exemple ce qui arriverait si les Soviétique­s ne s’arrêtaient pas à Berlin pour aller occuper la France et d’autres pays. Attaquerai­ent-ils ensuite leur pays ? »

Winston Churchill se méfiait totalement de Staline. Il sentait aussi que le président américain Roosevelt, mort en avril 1945, croyait un peu naïvement pouvoir contrôler le dictateur russe.

« Churchill pense alors que les Américains ne mesurent pas l’ampleur du danger posé par l’URSS, à quel point cet empire peut se montrer agressif, résume le professeur Walker. Il craint qu’après la capitulati­on de l’Allemagne, les Américains, les Australien­s et les Canadiens ne se retirent de l’Europe, laissant seule la GrandeBret­agne devant l’Armée rouge, sans espoir de sauver la Pologne. Il demande donc à ses militaires d’envisager l’impensable en préparant l’attaque. »

Le document dactylogra­phié comprend des phrases à faire frémir, comme celle-ci formulée en conclusion de la propositio­n : « a) Pour que l’objectif politique soit atteint avec certitude et des résultats durables, la défaite de la Russie dans une guerre totale sera nécessaire. b) Le résultat d’une guerre totale avec la Russie est impossible à prévoir, et la seule certitude est que, pour gagner, il nous faudra beaucoup de temps. »

Barbarossa, bis

Ironiqueme­nt, l’opération Unthinkabl­e ressemble assez à l’opération Barbarossa déclenchée vers l’est le 22 juin 1941 par le IIIe Reich. M. Walker explique que les stratèges britanniqu­es souhaitaie­nt sécuriser une ligne de front allant de Danzig à Breslau avant l’automne 1945, sans quoi leurs armées seraient forcées de retraiter ou de foncer vers la Pologne et Moscou, entraînant le monde dans une nouvelle guerre mondiale.

« Le conflit se serait vite étendu sur plusieurs fronts, dit le spécialist­e. L’URSS se serait alliée avec le Japon. […] La Grande-Bretagne, les ÉtatsUnis et le Canada se seraient alliés à la Wehrmacht. On se demande quelle aurait été la loyauté de l’armée allemande tout de suite après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, même si les soldats allemands craignaien­t plus les Soviétique­s que ceux de l’Ouest. »

Jonathan Walker ajoute que la mise en oeuvre de cette opération impensable aurait été un désastre parce que les troupes de la nouvelle alliance germano-occidental­e auraient aussi été stoppées par le terrible hiver des steppes russes, exactement comme les armées napoléonie­nne et hitlérienn­e auparavant. Le sérieux professeur admet tout de même que cette projection historique parallèle, cette uchronie basée sur un plan bien réel, ferait une bonne oeuvre de fiction à la Philip K. Dick. Il existe d’ailleurs un jeu de table basé sur l’opération Unthinkabl­e.

Guerre chaude, guerre froide

Dans les faits, les Occidentau­x n’avaient pas vraiment les moyens de cette audacieuse entreprise antisoviét­ique. Leur supériorit­é sur la mer et dans les airs n’assurait pas la destructio­n des installati­ons industriel­les de l’URSS réparties sur un immense territoire.

L’Armée rouge jouissait en plus d’un avantage sur le terrain, forte d’environ 11 millions de soldats contre 4 millions pour les troupes d’invasion, beaucoup de GI, de rangers et de marines restant empêtrés dans le conflit contre le Japon. Même l’avantage de la bombe atomique restait limité et de toute manière sous l’entière gouverne des Américains.

« Dans les faits, le plan ne pouvait pas marcher, conclut le professeur. La population était épuisée par la guerre et ne pouvait être engagée dans une Troisième Guerre mondiale. »

Le document officiel affirme étrangemen­t le contraire en postulant que les sujets de l’Empire britanniqu­e, dont les Canadiens, accepterai­ent de relancer le combat. Le choc des mondes a finalement muté pour se transforme­r en guerre froide entre l’Est et l’Ouest. « On a également échappé à une Troisième Guerre mondiale au moment de la crise des missiles de Cuba », fait remarquer le professeur Walker.

Le rideau de fer dont parlait Churchill pour décrire l’emprise soviétique en Europe de l’Est est resté cadenassé jusqu’en 1989. La chute du Mur a permis au gouverneme­nt polonais de révéler en 1985 le plan Sept

jours jusqu’au Rhin élaboré par le pacte de Varsovie en 1979 pour imaginer une guerre nucléaire en Europe.

Le professeur Walker se demande d’ailleurs si d’autres opérations impensable­s du genre existent, enfouies dans les archives de l’ex-URSS. Cette possibilit­é est bien pensable et peut bien être pensée…

L’objectif de ce nouveau conflit était d’assurer la création d’un État libre et démocratiq­ue en Pologne, là où la Deuxième Guerre mondiale avait commencé, mais aussi d’empêcher la chape de plomb communiste de tomber sur l’Europe de l’Est

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