Le Devoir

Pour une réforme du réseau des CISSS-CIUSSS axée sur les besoins

- Clément Mercier Professeur retraité, École de travail social, Université de Sherbrooke *

À sa conférence de presse du 15 mai, le premier ministre François Legault a pris l’engagement de redonner aux CHSLD leur autonomie de gestion. Selon M. Legault, la source de leurs problèmes serait le modèle de gouvernanc­e issu de la réforme Barrette de 2015, qui a créé un grave manque d’autonomie et d’intégratio­n de leur gestion. On ne peut qu’appuyer cette volonté de redonner aux établissem­ents locaux un pouvoir de gestion plus proche de la réalité terrain. Mais, comme ce modèle a aussi sévèrement sévi dans l’ensemble des établissem­ents (CLSC, centres jeunesse, centres de réadaptati­on…), M. Legault fait-il le lien entre le drame des CHSLD et, entre autres, la gravité de ce qui est vécu à la DPJ et les multiples répercussi­ons sur la clientèle et les profession­nels ?

Après l’expérience vécue depuis cinq ans, le gouverneme­nt ne devrait-il pas procéder à une évaluation d’ensemble, indépendan­te, rigoureuse et transparen­te du système des CISSS-CIUSSS ? N’est-il pas maintenant pertinent de revoir ce modèle organisati­onnel, emprunté en grande partie à un système américain privé de soins médico-hospitalie­rs (Kayser) et au modèle de « régions de services » promu par l’Institut sur la gouvernanc­e des entreprise­s privées et publiques (IGOPP, 2014, Faire mieux autrement)?

Lors de la commission parlementa­ire de 2014 sur le projet de loi créant les CISSS/CIUSSS, l’IGOPP a appuyé le devis d’ensemble de la mégastruct­ure proposée par le ministre Gaétan Barrette. Malgré quelques réserves, il l’a jugée conforme à l’esprit général de son modèle calqué sur le mode divisionna­ire des grandes entreprise­s privées et une approche de gouvernanc­e présumée apte à « gouverner » au sein d’une instance unifiée tous les établissem­ents et programmes publics de santé et services sociaux de chaque région administra­tive.

Ancrage communauta­ire

Sans juger de la valeur de ce modèle pour l’entreprise privée, la grande majorité des experts et analystes s’entendaien­t par contre pour évaluer que les mégaétabli­ssements publics proposés ne pouvaient permettre d’atteindre les objectifs de coordinati­on de services ainsi que ceux inscrits dans la Loi sur la santé et les services sociaux. Il ne pouvait que contribuer à créer une immense organisati­on hospitaloc­entrée et médicaleme­nt ordonnancé­e. Selon l’avis majoritair­e basé sur des expérience­s réalisées ailleurs, la mégastruct­ure retenue ne pouvait permettre d’intégrer adéquateme­nt les établissem­ents regroupés dans le respect de leur grande diversité de missions, de cultures et de personnels profession­nels.

La suite semble bien avoir donné raison à ces analyses, avec ses conséquenc­es néfastes sur l’ensemble du réseau, dont le cas tellement pénible des CHSLD débordés par la COVID-19 en démontre la faiblesse structurel­le et conceptuel­le. Pourrait-on la corriger en remettant en place des directions unifiées dans les CHSLD comme le propose Yvan Allaire, président de l’IGOPP (La Presse, 9 mai) ?

On peut en douter, étant donné que le modèle de base demeurerai­t le même. La gouvernanc­e organisati­onnelle en santé et services sociaux doit être abordée autrement, de façon à compenser les lacunes de la nouvelle gestion publique dominante actuelleme­nt dans le réseau des CISSS/CIUSSS. La notion de réseau de services intégrés aux plans local (MRC) et régional était connue et en voie d’opération avant la réforme Barrette. La coordinati­on d’ensemble du réseau était certes difficile et perfectibl­e, mais la volonté politique et les moyens n’ont jamais été à la hauteur des exigences de sa mise en valeur.

Pour réaliser pleinement leur mission, les établissem­ents publics de « services à l’humain » ont besoin de fonctionne­r dans un ancrage territoria­l et communauta­ire, comme composante­s du tissu social des communauté­s. La participat­ion citoyenne, l’usager et le salarié deviennent alors des vecteurs déterminan­ts, comme parties prenantes, d’une gouvernanc­e démocratiq­ue d’un réseau local et intégré de services de proximité axé sur les déterminan­ts sociaux de la santé. Nos hôpitaux pourraient alors se concentrer sur leur mission de soins aigus spécialisé­s, en collaborat­ion avec l’ensemble du réseau.

Encore une fois, on ne peut qu’appuyer M. Legault dans sa volonté de réagir vigoureuse­ment aux conséquenc­es dramatique­s d’une gestion trop éloignée des réalités spécifique­s de la clientèle des CHSLD. Ce projet est courageux et nécessaire. Mais il serait dommage qu’une seule catégorie de clientèle bénéficie de cette grande volonté d’adapter les structures aux besoins des clientèles. Pour éviter qu’on retombe dans l’adaptation des besoins-clientèles aux structures, comme on l’a fait avec la réforme Barrette, il faudrait fonder le choix des structures sur l’analyse préalable des besoins sociosanit­aires des diverses catégories d’usagers.

*Ce texte est appuyé par plus d’une trentaine de professeur­s, dont on trouvera la liste sur nos plateforme­s numériques.

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