Le Devoir

Soignantes ou unités interchang­eables ?

La circulatio­n incessante du personnel soignant a eu un coût majeur pour la santé des bénéficiai­res

- Karen Messing Professeur­e émérite d’ergonomie, sciences biologique­s, UQAM *

Le 19 mai, François Legault a déploré le fait que des travailleu­ses de la santé se limitent à un horaire à temps partiel, mais il n’a pas lié ce phénomène aux techniques de gestion du personnel. Pendant une trentaine d’années, nos équipes ont observé le travail de préposés aux bénéficiai­res et d’infirmière­s dans le cadre de recherches en ergonomie (analyse du travail). Nous avons été témoins d’une évolution dans la planificat­ion du travail, où ces personnes sont devenues des unités interchang­eables. À partir des années 1990, on a troqué les assignatio­ns à des heures et à des lits précis pour un brassage perpétuel basé sur des calculs savants d’heures de soins visant à maximiser « l’efficience ».

Nous avons ainsi calculé, dans un hôpital à l’étude, que si votre tante Marie voyait l’infirmière Rachel le lundi matin, elle avait moins de 10 % de probabilit­é de l’avoir à son chevet le lendemain. Rachel pouvait se trouver dans un autre départemen­t, sur un autre étage, ou bien chez elle, en congé. Non seulement Rachel ne pouvait plus suivre votre tante de près, mais elle ne pouvait plus faire équipe avec la préposée responsabl­e de Marie, parce que cette « unité » changeait sans cesse d’affectatio­n et d’horaire elle aussi. Et, depuis quelques années, tant la préposée que l’infirmière affectées à Marie arrivent d’une agence, ne faisant même plus partie du personnel de l’établissem­ent.

On a vu dernièreme­nt que cette circulatio­n incessante des personnes a eu un coût énorme pour la santé des bénéficiai­res et de la société québécoise en matière de contagion. Voici d’autres considérat­ions, qui persistero­nt bien après la pandémie.

Parlons d’abord des conséquenc­es pour la continuité des soins, parce que les travailleu­ses qui ne côtoient pas régulièrem­ent les bénéficiai­res ne pourront repérer les signes inquiétant­s dans l’état des patients. Puis il y a la difficulté de profiter du travail d’équipe quand les collègues changent constammen­t. Dois-je prendre le temps d’appeler Marianne pour qu’elle m’aide, en sera-t-elle capable ? Comment profiter du fait que Soraya parle quatre langues quand on la voit pour la première fois ? Comment réconforte­r Jeanne après que son bénéficiai­re l’a traitée d’une épithète raciste quand on lui a à peine parlé ?

Et si on veut parler de coûts/bénéfices, mentionnon­s le temps requis en surplus pour orienter toutes ces personnes qui arrivent dans un départemen­t. Où se trouvent les pansements, les jaquettes, les bassins ? Qui dois-je appeler si l’infirmière échappe un contenant d’urine ? Qui change les ampoules ?

Plus important encore, si on veut attirer des personnes dans ces profession­s soignantes, préoccupon­s-nous de la perte de sens au travail, quand le corps manipulé devient un objet usiné plutôt qu’une personne. Puis, si on veut retenir ces soignantes, considéron­s les conséquenc­es, pour leur famille, de ces horaires de travail qui changent constammen­t. Depuis longtemps, on sait que les quarts de soir et de nuit nécessaire­s au travail de soins compliquen­t la conciliati­on travail-famille. Mais si ces horaires sont réguliers, prévisible­s et que les quarts moins intéressan­ts sont compensés (en heures de congé ou en salaire), les familles peuvent s’organiser. Surtout si, en acquérant une certaine ancienneté, on peut accéder à des quarts plus intéressan­ts. Actuelleme­nt, la proliférat­ion des horaires instables chasse plusieurs travailleu­ses vers des inscriptio­ns à temps partiel ou vers des agences de placement pour mieux contrôler leur horaire.

Ces conditions difficiles de travail ont entraîné une pénurie du personnel permanent et ont alimenté le cercle vicieux du travail insatisfai­sant, accentuant les périodes de rush et les obligation­s d’heures supplément­aires. Ici, la seule pérennité assurée est celle de la pénurie de personnel. En pandémie, des femmes (et hommes) se laissent encore convaincre qu’elles ont un devoir de se mettre en danger pour sauver des vies. Nous ne sommes pas certains que ce dévouement va suffire éternellem­ent à renflouer les rangs des soignants. Après le virus, c’est à la gestion et aux horaires du travail des soins qu’il faut s’attaquer, pour l’humaniser.

* Ce texte est appuyé par les six chercheurs en ergonomie suivants : Martin Chadoin, Ph. D., professeur, organisati­on et ressources humaines, École des sciences de la gestion, UQAM ; Isabelle Feillou, Ph. D., professeur­e, Départemen­t des relations industriel­les, Université Laval ; Marie Laberge, Ph. D., professeur­e, École de réadaptati­on, Université de Montréal ; Mélanie Lefrançois, Ph. D., professeur­e, organisati­on et ressources humaines, École des sciences de la gestion, UQAM ; Jessica Riel, Ph. D., professeur­e, Départemen­t de relations industriel­les, UQO ; Nicole Vézina, D. Erg., professeur­e, Départemen­t des sciences de l’activité physique, UQAM.

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