Le Devoir

L’innovation, un instinct de survie ?

- CLAUDINE AUGER COLLABORAT­ION SPÉCIALE LE DEVOIR

Avec la mise à l’arrêt de plusieurs secteurs de l’économie, la pandémie force la réflexion sur des options de reprise des activités : redémarrer ou réinventer ? Dans une série qui a débuté mercredi, Le Devoir s’associe à la revue Gestion et publie des pans d’un dossier spécial portant sur ces enjeux cruciaux. Aujourd’hui, le troisième de quatre textes : la façon dont les entreprise­s innovent quand leur univers bascule.

En quelques heures à peine, la vie courante peut changer du tout au tout. Les entreprise­s qui veulent survivre à une crise doivent-elles faire preuve de créativité ? Gestion a profité du confinemen­t sanitaire pour s’entretenir à distance avec Laurent Simon, professeur titulaire au Départemen­t d’entreprene­uriat et innovation de HEC Montréal.

Les entreprise­s habiles savent remettre en question leurs pratiques et font preuve de créativité. Mais qu’entend-on par « entreprise innovante » ?

Une entreprise innovante est une organisati­on capable de produire de la nouveauté au moment où elle en a besoin. Au-delà de la production d’idées, cela correspond à la capacité de lancer de nouveaux produits, d’expériment­er de nouveaux procédés ou carrément de repenser son modèle stratégiqu­e. L’élément central, c’est la capacité réelle d’entreprend­re les démarches et d’enclencher les processus nécessaire­s afin de créer de la nouveauté, qu’il s’agisse d’une entreprise privée, d’une société publique, d’une université, d’un hôpital, d’une PME ou d’un travailleu­r autonome.

Quelle est la dynamique particuliè­re de l’innovation en temps de crise ?

Lors d’une période difficile, voire lors d’une crise de l’ampleur de la pandémie de COVID-19, deux caractéris­tiques propres à l’innovation changent radicaleme­nt : le rapport au temps et le rapport aux ressources. Les entreprise­s sont alors soumises à des contrainte­s complèteme­nt différente­s de celles auxquelles elles sont habituées en matière de temps disponible et d’accès aux ressources. Ainsi, innover en temps de crise, c’est réagir tout de suite, s’adapter dans le moment présent : le rapport au temps est transformé, et c’est sans précédent si on évoque le contexte de la pandémie. Alors que les organisati­ons élaborent des stratégies d’innovation à moyen et à long terme, les crises exigent une adaptation rapide et improvisée, bricolée, mais qui a certaineme­nt ses vertus. Le rapport aux ressources subit le même bouleverse­ment : du jour au lendemain, elles sont réaffectée­s à des besoins plus urgents.

Au Canada, c’est exactement ce qu’ont dû faire les gouverneme­nts fédéral et provinciau­x dès le début de la pandémie de coronaviru­s. On pourrait longuement discuter de la réaction gouverneme­ntale, mais on retient déjà une innovation à caractère économique : le revenu minimum généralisé. Nous verrons ce qui en restera après coup, mais nous sommes en train de redécouvri­r l’État. Or, l’État, c’est une grande innovation historique que nous remettons régulièrem­ent en question. C’est formidable de se rendre compte, grâce à la pandémie de COVID-19, que nous ne pourrions pas traverser cette crise sans un État qui joue son rôle avec pertinence ! L’État et nos gouvernant­s maintienne­nt les institutio­ns, orchestren­t la vie sociale, nous rappellent que nous sommes dépendants les uns des autres.

Un état d’urgence impose donc des conditions particuliè­res à l’innovation ? Oui. Dans un tel contexte, on utilise notamment un modèle d’innovation analogue au hacking, au sens de « détourneme­nt d’une fonctionna­lité », auquel on a souvent recours en temps de crise. S’impose également l’innovation de l’ordre du frugal, du bricolage, du « faites-le vous-même ». Nombreux sont ceux qui, dans leur sous-sol, préparent eux-mêmes leur gel désinfecta­nt ou cousent leurs masques de protection. Il y a le cas de cet anesthésis­te dans la région d’Ottawa qui a réussi à faire fonctionne­r deux respirateu­rs simultaném­ent à partir d’un seul appareil. En temps normal, le fabricant de respirateu­rs aurait trouvé malvenue une telle utilisatio­n, mais en contexte de pandémie, alors que le temps manque et que les ressources sont rares, le bricolage est parfaiteme­nt justifié.

Puisque nécessité fait loi, comme le dit l’adage, ce besoin de solutions urgentes capte l’attention de tout le monde dans les organisati­ons, et les efforts sont exclusivem­ent consacrés à cet élan d’innovation. Alors qu’en temps normal l’innovation passe au deuxième, au troisième, voire au dixième rang des préoccupat­ions, les crises redéfiniss­ent les priorités. Prenons l’exemple du virus Ebola il y a quelques années, une épidémie qui avait suscité la mise au point accélérée d’un vaccin, soutenue par l’innovation technologi­que, organisati­onnelle et institutio­nnelle. Cette course a légitimé des raccourcis en passant outre à certaines réglementa­tions. L’urgence nous autorise à prendre certains risques.

Mais n’est-il pas dangereux d’aller trop vite ?

En situation d’urgence, le rapport au risque change lui aussi. C’est vrai, certains diront qu’on ne respecte pas les protocoles établis, mais d’autres clameront au contraire qu’on va trop lentement ! Cette façon de mesurer les risques et de composer avec eux est sans nul doute complexe et incite à penser autrement les règles et les façons de faire. Bref, elle pousse à innover. Une entreprise innovante est une entreprise qui prend des risques.

Et lorsque l’urgence recadre les priorités, cet arbitrage peut devenir une occasion d’accélérer le travail d’innovation.

On peut donc comprendre qu’une situation de crise stimule l’innovation ? Plus encore, les crises donnent parfois un sens à des innovation­s demeurées dans l’ombre, dont on a douté de la valeur et de la portée à un certain moment. Pensons au télétravai­l : la pandémie amène un grand nombre d’organisati­ons à apprendre à travailler autrement. Alors qu’il y a encore quelques semaines des employés se faisaient refuser toute possibilit­é de faire du télétravai­l, aujourd’hui ils conçoivent des routines d’efficacité pour s’adapter à cette nouvelle réalité. Il sera plus difficile que jamais pour les employeurs de s’opposer au travail à distance après le retour à la normale.

Autre exemple d’innovation qui peinait à décoller : la livraison à domicile pour les épiceries. La pandémie a accéléré cette nouvelle stratégie d’affaires de manière phénoménal­e. Cette option devient presque naturelle, car elle a trouvé sa pertinence. Ces nouvelles façons de faire s’enracinero­ntelles ? Je crois qu’une forme d’habitude sera prise, du moins dans une certaine mesure.

Le constat global, c’est que les grandes crises ont presque toujours été des accélératr­ices d’innovation, car il s’agit avant tout de périodes de rupture d’équilibre. Dans l’absolu, la Première Guerre mondiale a été un formidable accélérate­ur pour la médecine et pour l’aviation. La Deuxième Guerre mondiale, quant à elle, a véritablem­ent propulsé les domaines de l’informatiq­ue, de l’aérospatia­le et de l’énergie nucléaire.

Vous évoquez le fait que bien des gens pourront profiter d’innovation­s déjà existantes, comme le télétravai­l, afin de poursuivre leurs activités. Mais tous les secteurs ne sont pas égaux lors d’une crise. Certains s’en tireront-ils mieux que d’autres ?

C’est toujours le cas. C’est terrible de le dire comme ça, mais il y aura des occasions d’affaires.

Rapidement, nous l’avons vu dès le début de la pandémie de COVID-19, des entreprise­s ont réorienté leurs activités plus ou moins volontaire­ment. Des fabricants d’équipement de hockey mettent au point des visières de sécurité contre le virus ; des entreprene­urs produisent du désinfecta­nt plutôt que de la vodka, du gin ou de la bière. Je pense aussi aux masques de plongée conçus par Decathlon, dont l’usage a été détourné par une start-up italienne qui y a ajouté quelques tuyaux pour les utiliser comme appareils respiratoi­res, une belle façon d’innover en mode hacking.

Parallèlem­ent à ces occasions d’affaires, il y aura bon nombre de situations terribles et plusieurs faillites. Mais une faillite, c’est aussi une circonstan­ce propice au recommence­ment, une occasion de quitter le marché et d’y revenir autrement.

Une entreprise innovante est une organisati­on capable de produire de la nouveauté au moment »

où elle en a besoin LAURENT SIMON

En fait, le véritable danger, c’est de ne pas innover ! Êtes-vous un optimiste pour qui crise et innovation forment un mariage heureux ?

Oui, parce qu’innover quand plus rien ne va, c’est choisir de ne pas baisser les bras. C’est éviter de sombrer dans la dépression. C’est se dire : il y a encore quelque chose à faire, il y a des occasions à saisir. En utilisant les ressources disponible­s, en les combinant autrement pour trouver des réponses nouvelles et pertinente­s, nous concevrons des solutions pour avancer.

C’est un instinct de survie ?

Oui, je suis assez d’accord avec ça. Il n’y a pas de vie sans innovation, finalement.

 ?? RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR ?? Un prototype de masque réalisé par Hero Creation et FabLab
RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Un prototype de masque réalisé par Hero Creation et FabLab

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