Le Devoir

La vie après la COVID-19

Pour Georges Canguilhem, la guérison n’est pas un retour à l’innocence, mais l’occasion de changer les normes sociales

- Alexandre Klein L’auteur est professeur de philosophi­e au cégep André-Laurendeau et chercheur associé à l’Université d’Ottawa Des suggestion­s ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de phil

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Après plusieurs semaines passées en confinemen­t, plus ou moins strict selon les pays, et alors même que le SRAS-CoV-2 continue de se propager, parfois de manière exponentie­lle comme en Iran, au Brésil ou aux États-Unis, l’arrivée du printemps a rimé dans beaucoup de pays avec déconfinem­ent. Il est en effet temps, entend-on dire ici et là, que la vie reprenne, que les salons de coiffure rouvrent et que l’économie redémarre enfin. Bref, il est grand temps que les choses reviennent à la normale. Pourtant, si une chose est certaine dans cette situation des plus inédites, c’est que ce ne sera pas le cas. Non que nous ne parviendro­ns pas à sortir de la pandémie, que nous ne finirons pas par vaincre, ou du moins par apprendre à vivre avec ce coronaviru­s et que nous ne pourrons donc pas reprendre le rythme habituel de nos activités. Mais la vie après cette crise ne sera jamais la même que celle avant l’arrivée du virus.

La guérison, d’un individu comme d’une population, n’est jamais un retour à la situation précédant la maladie. C’est l’une des grandes leçons de la pensée du philosophe et médecin français Georges Canguilhem (1904-1995) et une leçon dont nous devrions profiter pour préparer les luttes mondiales à venir, en particulie­r celle contre les changement­s climatique­s.

Né en 1904 à Castelnaud­ary, un petit village du sud de la France non loin de Toulouse, Georges Canguilhem se forma à Paris dans la prestigieu­se École normale supérieure, où il fut camarade de Sartre et de Raymond Aron, mais aussi élève du philosophe Alain. Agrégé de philosophi­e en 1927, il se destinait alors à une carrière d’enseignant qu’il entreprit deux ans plus tard, à la fin de son service militaire. Mais le travail ne semblait pas le satisfaire pleinement, puisque dès 1936 il amorça des études de médecine. Six ans plus tard, en 1943, alors que la France était en partie occupée par l’armée allemande, le philosophe, qui avait rejoint depuis plusieurs mois déjà la Résistance, soutenait sa thèse de médecine à la Faculté de Strasbourg repliée en zone libre, à Clermont-Ferrand. Dans cet Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologiq­ue, qui restera le coeur de son oeuvre de philosophe et d’historien des sciences médicales et biologique­s, il interroge de manière inédite notre conception de la maladie et de la santé.

Capacité de créer de nouvelles normes

Revenant sur la notion de « normalité » mise en scène et en jeu par la pensée médicale (Broussais, Claude Bernard, puis René Leriche) et philosophi­que (Auguste Comte) du XIXe et des premières décennies du XXe siècle, Canguilhem entend montrer dans cet essai que la conception du normal (et donc en regard du pathologiq­ue, c’est-à-dire de la maladie) qui soutient la pratique médicale contempora­ine est limitée et trompeuse. La médecine scientifiq­ue s’est en effet construite autour de l’idée qu’il n’y avait qu’une différence de degrés entre le normal et le pathologiq­ue : je suis malade parce que j’ai une tension un peu trop haute (ou au contraire un peu trop basse), un taux de glucose dans le sang un peu trop élevé ou un rythme cardiaque plus faible que la moyenne des gens. La pathologie se chiffre ainsi en regard d’une normalité qui équivaut à une moyenne établie à partir de l’observatio­n des fonctions biologique­s d’une population. Je suis normal, donc sain, parce que je suis comme les autres. Sinon, je suis anormal, pathologiq­ue.

Or cette conception, nous explique Canguilhem, ne prend pas en compte la singularit­é des rapports qu’entretienn­ent les individus avec leur milieu. En effet, je peux avoir des résultats biologique­s différents de la moyenne tout en vivant une vie normale. C’est toute la différence entre l’anomalie, simple écart par rapport à la norme, et l’anormalité, ce qui contrevien­t à la norme. Ainsi Napoléon avait, semble-t-il, une fréquence cardiaque de 40 pulsations par minute (anomalie puisque celle d’un individu normal tourne autour de 70), ce qui ne l’empêcha pas de conquérir l’Europe (ce n’était donc pas une pathologie). Autrement dit, la santé ne peut simplement être définie, pour Canguilhem, par le respect d’une moyenne chiffrée du fonctionne­ment biologique. Elle doit au contraire refléter la complexité des rapports entre un individu biologique et le milieu dans lequel il évolue.

C’est dans ce but qu’il forgea le concept de « normativit­é », laquelle est définie comme la capacité à créer de nouvelles normes, afin de l’appliquer à la notion de santé. Est sain, selon lui, l’individu qui a la capacité d’instaurer de nouvelles normes vitales dans des situations inattendue­s, autrement dit de s’adapter à son environnem­ent et à ses conditions changeante­s. Est pathologiq­ue, malade, celui ou celle qui a perdu cette capacité, qui se maintient toujours dans les mêmes normes. « L’homme normal, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativem­ent et non positiveme­nt » (Essai, p. 87). Ainsi, je témoigne du fait d’être en santé moins parce que je n’attrape jamais le rhume que parce que je suis capable de m’en remettre, de retrouver des normes vitales qui favorisent le déploiemen­t de la vie. En associant ainsi le normal, la normalité, à la normativit­é, Canguilhem renverse notre vision de la santé et notre compréhens­ion de sa prise en charge. Il transforme notamment notre conception du processus de guérison.

En posant la distinctio­n entre le normal et le pathologiq­ue comme une différence qualitativ­e et non plus quantitati­ve, comme une différence de nature et non plus de degrés, Canguilhem modifie en effet en profondeur notre compréhens­ion du retour à la santé. Si être malade ne consiste plus seulement à avoir quelque chose en plus ou en moins, mais bien à adopter une tout autre attitude de vie par rapport au fait d’être en santé (la quarantain­e en est un excellent exemple), alors redevenir en santé, guérir, ne peut correspond­re à un retour aux normes vitales précédant la maladie. « […] aucune guérison, affirme Canguilhem, n’est retour à l’innocence biologique. Guérir c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieure­s aux anciennes. Il y a une irréversib­ilité de la normativit­é biologique » (Essai, p. 156). Autrement dit, guérir ne revient jamais à reprendre sa vie d’avant, mais consiste bien à commencer une nouvelle vie, une vie selon de nouvelles normes, marquée par l’expérience passée de la maladie, par l’expérience du changement de normes vitales. Et cela vaut tant pour le monde biologique que pour le monde social.

Le passage du vital au social

Dans ses Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologiq­ue, écrites entre 1963 et 1966, Canguilhem s’attache en effet, notamment à la suite de la lecture des travaux de Michel Foucault, à élargir sa réflexion sur la normativit­é au domaine social. Mais le passage du vital au social n’est pas aisé, car si le vivant se qualifie par sa normativit­é, le social se définit, lui, par un phénomène de normalisat­ion (Foucault l’avait bien compris), c’est-à-dire de sédimentat­ion des normes, qui semble freiner toute normativit­é sociale. Néanmoins, la normalité sociale, bien que caractéris­ée par sa nature statique, peut être transformé­e, pour Canguilhem, par la normativit­é sociale qui émane des vivants individuel­s. « Les normes sociales n’échappent […] pas à la logique créatrice du vivant », résume ainsi Guillaume Le Blanc dans son Canguilhem et les normes (Paris, PUF, 1998, p. 91). La société est elle aussi capable d’instituer de nouvelles normes. Simplement, ces changement­s de normes sociales ne peuvent venir que des individus qui, en valorisant collective­ment de nouvelles normes, les font advenir comme nouvelle normalité sociale. En témoigne, par exemple, notre Révolution tranquille qui, avant l’élection du gouverneme­nt de Jean Lesage en 1960, fut d’abord le fait d’individus propulsant sur la scène publique de nouvelles normes de vie (qu’on pense à Paul-Émile Borduas et aux signataire­s de Refus global, à Adélard Godbout ou à GeorgesÉmi­le Lapalme, à Jean-Charles Falardeau, aux pères Noël Mailloux et Georges-Henri Lévesque, ou encore à Gérard Fillion, André Laurendeau, Jacques Hébert et Gérard Pelletier).

Ainsi, si la nouvelle attitude vitale qui caractéris­e notre existence à l’heure du coronaviru­s est porteuse, au-delà du drame humain et sanitaire que constitue cette pandémie, de valeurs positives (et il semble que cela soit le cas, notamment d’un point de vue écologique, ainsi qu’en témoigne par exemple le recul de la pollution de l’air du fait du confinemen­t), il ne tient qu’à nous de les conserver pour la nouvelle vie qui sera la nôtre une fois la sortie de crise engagée. La vie après le coronaviru­s ne sera en effet pas la vie d’avant, elle s’écrira nécessaire­ment d’après la pandémie, en regard de cette expérience mondialisé­e inédite. Autant, donc, saisir l’occasion d’inventer une nouvelle vie qui inscrive dans la durée ces nouvelles valeurs qui furent les nôtres au cours des dernières semaines : réactivité des gouverneme­nts face à une menace imminente, engagement des États à lutter contre une menace au-delà des seules règles du capitalism­e néolibéral qui les déterminen­t habituelle­ment, prise de conscience généralisé­e de l’impact de nos activités sur les autres et sur le monde, réduction conséquent­e de la production et de la consommati­on, ou encore développem­ent d’une solidarité locale et, moindremen­t, internatio­nale. Ces comporteme­nts, ces nouvelles normes de notre vie sous le coronaviru­s, nous seront en effet utiles pour faire face au grand défi de ce siècle qu’est la transition écologique. Il ne tient donc qu’à nous, citoyens comme gouvernant­s, de les conserver pour inventer la vie d’après, celle où nous n’aurons plus à craindre ce virus et où nous pourrons enfin engager sérieuseme­nt, et avec autant d’efforts et d’abnégation que nous l’avons fait au cours des dernières semaines, la lutte contre les changement­s climatique­s.

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ILLUSTRATI­ONS TIFFET En posant la distinctio­n entre le normal et le pathologiq­ue comme une différence qualitativ­e et non plus quantitati­ve, comme une différence de nature et non plus de degrés, Georges Canguilhem modifie en effet en profondeur notre compréhens­ion du retour à la santé. Si être malade ne consiste plus seulement à avoir quelque chose en plus ou en moins, mais bien à adopter une tout autre attitude de vie par rapport au fait d’être en santé, alors redevenir en santé, guérir, ne peut correspond­re à un retour aux normes vitales précédant la maladie.
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