Le Devoir

Cheffe habilleuse

Gardienne de la continuité vestimenta­ire, elle a dans sa ligne de mire le moindre détail, notamment la patine, la sueur, la terre et le sang

- ENTREVUE PHILIPPE PAPINEAU LE DEVOIR

Quand le héros du film d’action sort de sa voiture après avoir fui ses adversaire­s pendant trois jours, il ne peut pas vraiment être vêtu d’une chemise amidonnée et pressée comme si elle était tirée du tiroir de Don Draper dans Mad Men. Et si, lors du tournage d’une comédie, une scène s’avère nécessiter plusieurs prises, il faut que les trois boutons de la veste de l’actrice soient bien attachés chaque fois que l’on crie « action ! » sur le plateau. Que ce soit pour la télé ou le cinéma, c’est là le genre de détails qui sont de la responsabi­lité de la cheffe habilleuse Marie-Hélène Ménard.

« Moi, je ne fais même pas essayer des vêtements, en fait », lance-t-elle en dégonflant un peu l’idée qu’on se faisait naïvement de ce métier. Marie-Hélène Ménard, qui a gravi les échelons du métier au fil de ses quelque 25 ans dans le domaine, est davantage la gardienne de la continuité vestimenta­ire. « Parce qu’il ne faut pas oublier qu’un film n’est pas tourné dans l’ordre. » Ni les séries télé, d’ailleurs. Et que dans ce grand cassetête, il faut que tout ce qu’on voit à l’écran concorde malgré tout.

La liste de ce que Marie-Hélène Ménard doit scruter et superviser est presque aussi longue que ses journées de travail. Et surtout, elle varie selon chaque histoire, chaque type de production, chaque contexte de tournage, ou même selon chaque saison. « Si une comédienne enlève son manteau entre deux scènes parce qu’il fait chaud, tu dois t’assurer qu’il est rezippé pareil ensuite. Il y en a qui suent sous les bras, par exemple. Alors il faut que tu sèches les vêtements, ou que tu mettes des espèces de coussins pour absorber », question d’éviter une rupture à l’écran.

Dans ce qu’elle garde à l’oeil, « il y a la patine, la sueur, la terre, le sang », énumère celle qui a travaillé récemment sur Mafia inc., The Hummingbir­d

Project et Pet Sematary. Et la cheffe habilleuse doit s’assurer d’avoir les vêtements des comédiens en double, en triple, ou parfois plus. Et pourquoi ? Elle donne l’exemple d’une scène d’action lors de laquelle l’acteur tombe et se mouille. « Ça se peut qu’on refasse la prise plusieurs fois, parce que le cadrage n’était pas au point ou n’importe quoi. Donc on doit reprendre, mais avec les vêtements dans leur état initial », avant la chute dans l’eau. « Et une fois qu’on a la bonne prise, je dois voir quels sont les détails avec lesquels on va devoir travailler à partir de là. Par exemple, comment le sang est tombé » sur le t-shirt du vilain.

Des valises pleines à craquer

La clé, c’est donc « qu’on croie au costume », « qu’il soit plausible » et « que les gens croient à l’histoire ». Pour ce faire, Marie-Hélène Ménard se présente sur les plateaux de tournage avec plusieurs valises de matériel qu’elle installe dans une roulotte. On y trouve quoi ? « Hé boy ! lance celle à qui Jean-Claude Lord a fait confiance en 2002 lors du retour de

Lance et compte, série où elle a travaillé sur toutes les itérations suivantes. Il y a tout ce qui est patine, donc t’as de la poudre, mais aussi du faux sang de différente­s couleurs. Y’a des serviettes, des gougounes, des imperméabl­es, des bottes de pluie, des petites culottes pour homme et femme — utiles dans certaines scènes pour éviter de salir ou de briser les vêtements personnels des acteurs —, j’ai une machine à coudre, un fer, une machine à vapeur… » Et la liste se poursuit, de la laveuse et sécheuse en passant par les lunettes fumées et les vaporisate­urs.

Les sprays, c’est entre autres pour reproduire la sueur sur les costumes. Parce que si dans une série télé, madame revient de faire son jogging, elle aura en général des cernes de sueur qui doivent, au fil des prises, rester de la même couleur, ou alors sécher au fil de l’histoire qui se déroule. « Pour moi, c’est le truc le plus difficile, la sueur, soupire Ménard, qui utilise un mélange d’eau et de glycérine. Si ça prend trop de temps pour tourner la scène, ça sèche, et si tu la réactives, ça peut devenir trop foncé… » L’équilibre est précaire.

Proche des artisans

Son ultime plaisir ? « Les noeuds de cravate et les noeuds papillon, laisse filer avec une étonnante émotion celle qui a travaillé sur les séries Fragile et Lâcher prise, et sur les films Pieds nus dans l’aube de Francis Leclerc et À

l’origine d’un cri de Robin Aubert. J’adore faire ça, je pense que je fais ce métier-là que pour ça. Je trouve ça zen… C’est le mouvement, la satisfacti­on qu’il soit tout beau. »

Mais quand les tournages reprendron­t après la pandémie, plusieurs choses vont changer dans son boulot, croit Marie-Hélène Ménard. « Moi, je travaille vraiment proche des gens, illustre-t-elle. Je vais sûrement avoir un masque, me laver les mains. Le comédien va peut-être conserver son noeud de cravate toute la journée, même au lunch. Il va y avoir des protocoles différents, et nettement moins de manipulati­ons. » Le rythme ne pourra pas non plus être le même, croit-elle, et elle imaginerai­t bien une façon de tourner différente, moins dans le désordre, ce qui permettrai­t de réduire les changement­s de costumes par exemple.

La cheffe habilleuse croit aussi que les équipes de tournage pourraient se tourner vers des logiciels qui permettent à plusieurs travailleu­rs de voir chacun sur sa tablette l’image du moniteur de la caméra, plutôt que de s’entasser à six ou sept à côté de l’écran. Le hic, c’est que le tout est coûteux.

L’avenir des tournages ne sera pas peuplé que de bonheur et de noeuds papillon, mais Marie-Hélène Ménard a bon espoir pour la suite. De toute façon, les noeuds, ça la connaît.

Moi, je travaille vraiment proche des gens.

Je vais sûrement avoir un masque, me laver les mains. Le comédien va peut-être conserver son noeud de cravate toute la journée, même au lunch. Il va y avoir des protocoles différents, et » nettement moins de manipulati­ons.

MARIE-HÉLÈNE MÉNARD

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