Le Devoir

Mentors et tuteurs

- NORMAND BAILLARGEO­N

Il semble bien que les rentrées collégiale et universita­ire se feront essentiell­ement en ligne dans un très grand nombre d’établissem­ents. C’est là quelque chose d’énorme et d’inédit, qui ne manquera pas de soulever de grands défis et d’énormes problèmes, pour certains impossible­s à prévoir aujourd’hui. Pire, je le crains, personne ne peut se prononcer avec assurance ni sur la durée de cette crise, ni sur celle des mesures provisoire­s qui seront mises en place, ni sur les effets à long terme de tout cela.

Une telle situation devrait en tout cas nous inciter tous et toutes à faire preuve de beaucoup d’indulgence et de bonne volonté. D’autant que la situation n’est rien de moins que tragique. Entre autres choses, selon un récent sondage commandé par l’Associatio­n canadienne des professeur­es et professeur­s d’université (ACPPU), près du tiers des étudiants au pays envisagent de ne pas retourner aux études en raison de la pandémie. Outre des problèmes financiers, on invoque pour justifier cette décision la piètre qualité des apprentiss­ages en ligne.

Je sais que les directions, les professeur­s et les équipes de spécialist­es de tous les établissem­ents concernés sont à pied d’oeuvre pour imaginer des formules qui, on l’espère, permettron­t de faire au mieux dans les terribles circonstan­ces qui nous attendent. Je sais aussi que la TELUQ s’active pour aider les professeur­s à apprivoise­r ce nouvel univers : l’enseigneme­nt à distance.

Je voudrais aujourd’hui, très modestemen­t, suggérer deux petites idées qui pourraient — qui sait ? — se révéler utiles et bienvenues lors de notre inédite rentrée d’automne. Elles me sont inspirées de mon expérience d’étudiant et de mon expérience de professeur.

Mentorat

On le sait : il y a bien plus que la salle de classe (que le télé-enseigneme­nt ne parvient d’ailleurs pas à remplacer totalement) dans la vie du cégépien ou de l’universita­ire. Il y a aussi tout ce qui se passe avant et après la classe — et parfois même pendant.

Si on exclut les activités qui ne peuvent se faire qu’en présentiel (laboratoir­es et évaluation­s, notamment), tout ce riche réseau de relations humaines sera à peu près absent à la session d’automne. Il ne sera pas possible de le reconstitu­er entièremen­t, même si des relations, certaines même en contact réel, vont se nouer et, pour certaines, se poursuivre.

Mais je veux attirer l’attention sur ces étudiants qui vivent un passage d’un niveau (le secondaire ou le collégial) à un autre (le collégial ou l’universita­ire). Ces passages sont qualitativ­ement importants et, par plusieurs de leurs dimensions, sont un saut dans l’inconnu. Pour aider à apprivoise­r ces changement­s, en temps normal, on discute avec ses collègues nouveaux venus comme nous, mais aussi avec les anciens. On recueille ainsi de l’informatio­n très précieuse pour s’acclimater au nouveau monde dans lequel on vient de pénétrer.

En plus de mille détails pratiques, on apprend des choses comme les suivantes, pour en rester sur le plan pédagogiqu­e.

Tel cours est finalement plus facile qu’il en a l’air et, si le professeur est sévère, il est juste et compréhens­if ; j’ai enfin compris telle idée dans cette nouvelle discipline (le calcul différenti­el et intégral, disons…) en lisant tel texte : je te le recommande ; ce concept d’amortissem­ent, en comptabili­té, que tu trouves si obscur, tel autre prof l’explique par l’éclairante analogie que voici. Et ainsi de suite.

Pour ces étudiants de première année, dont certains se connaissen­t, mais qui risquent de ne pas connaître des étudiants de deuxième ou de troisième année, je pense que ce serait une bonne idée de créer une sorte de banque de mentors, jumelant vétérans et novices. Tout cela demande de la planificat­ion et une soigneuse préparatio­n. Je vous laisse réfléchir aux détails. Mais je pense qu’une telle initiative pourrait jouer un rôle dans la persévéran­ce des études.

Si ces mentors sont bien sûr d’une certaine utilité sur le plan pédagogiqu­e, il faut, en ce qui me concerne, en faire plus.

Des tuteurs seront, selon moi, nécessaire­s.

Tutorat

Je veux suggérer que cégeps et université­s constituen­t et préparent pour septembre une armée de tuteurs. J’entends par là des experts recrutés partout où il s’en trouve (et donc dans les établissem­ents, mais aussi à l’extérieur de ceux-ci) qu’on préparera pour leur importante tâche d’appui aux cours en ligne.

J’imagine aussi que tel psychologu­e en pratique privée ou publique a accepté d’être tuteur ou tutrice pour tel cours et aidera la personne qui le donne en répondant aux questions qui lui seront posées par les étudiants. Que tel écrivain fera de même pour tel cours de littératur­e. Qu’une ingénieure se rendra disponible pour telles activités. Que tel journalist­e viendra en appui à l’enseignant qui donne le cours sur le journalism­e d’enquête. Que tel professeur retraité… Et ainsi de suite.

Ici encore, tout cela demande une importante planificat­ion, en plus de devoir décider comment, le cas échéant, rémunérer ces tuteurs. Mais il me semble que, bien préparés et motivés, ceux-ci joueraient un rôle très important en septembre.

Ils témoignera­ient aussi de l’importance que collective­ment nous accordons, comme il se doit, à l’éducation, à laquelle tous ces tuteurs doivent beaucoup.

En attendant, je vous suggère de visiter ce site pour vous préparer aux défis de l’enseigneme­nt à distance : www.teluq.ca/site/etudes/clom/enseigne-a-distance.php

Bien sûr, tout n’est pas noir dans le monde de l’enseigneme­nt, convient cette mère de famille qui siège au conseil d’établissem­ent de l’école Le Plateau, à Montréal. Mais l’improvisat­ion et la confusion qui règnent depuis deux mois et demi commencent à user les parents et le personnel scolaire, selon elle.

Le gouverneme­nt aurait pu profiter du confinemen­t pour mettre en place une sorte de « laboratoir­e d’enseigneme­nt à distance » inspiré des meilleures pratiques, estime Patricia Clermont. Elle ajoute que le ministère partait de si loin que la pandémie s’est plutôt avérée une occasion manquée pour les écoles.

« Il y a des directions d’école proactives qui auraient voulu prendre des initiative­s, mais elles n’ont pas pu à cause des directives du ministère », dit-elle.

Le pouvoir à Québec

La crise de santé publique est survenue peu après l’adoption sous le bâillon du projet de loi 40, qui a aboli les élus scolaires. Cette vaste réforme visait à décentrali­ser les décisions pour les rapprocher de « ceux qui connaissen­t les élèves par leur prénom », faisait valoir le ministre Roberge.

Depuis le début du confinemen­t, la réforme Roberge a eu l’effet contraire, estime Patricia Clermont : « Ceux qui connaissen­t les élèves par leur nom ont été menottés ! » Elle constate que l’attentisme a prévalu dans le réseau de l’éducation depuis le début de la crise.

Les enseignant­s relèvent de leur direction d’école. Les directions d’école, elles, relèvent des centres de services scolaires (nouveau nom des commission­s scolaires). Et les directeurs généraux des centres de services relèvent pour le moment du MEES, en attendant la nomination des conseils d’administra­tion des centres de services.

En bref, tout le monde attend les directives du ministère. Ces directives se font parfois attendre. Ou contredise­nt des initiative­s mises en place par des « équipes écoles », comme on dit dans le jargon.

Un exemple parmi d’autres : la directrice et les enseignant­s de l’école primaire Louis-Hippolyte-Lafontaine, sur le Plateau-Mont-Royal, étaient d’accord pour proposer le retour des élèves à mi-temps (au moment où la réouvertur­e des écoles de Montréal était envisagée). La moitié des élèves auraient été en classe le matin et l’autre moitié l’après-midi. Cette solution était toutefois impossible, parce que le MEES insistait pour un retour des élèves à temps complet.

Les directives du ministère ont parfois pris par surprise les directions d’école, qui doivent revoir leurs plans de toute urgence. « Nous venons d’apprendre que l’école devrait ouvrir ses portes le lundi 1er juin pour accueillir nos élèves en déficience auditive, scolarisés en classes spécialisé­es. Les familles visées seront contactées par téléphone aujourd’hui et demain et seront questionné­es (encore une fois, désolée !) sur leur intention quant à la fréquentat­ion scolaire de leur enfant pour les trois dernières semaines de l’année », indique la directrice de l’école SaintEnfan­t-Jésus-de-Montréal, dans un message envoyé jeudi aux parents.

Et les pénuries

Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseigneme­nt (FAE), constate que la crise actuelle « exacerbe les difficulté­s qu’on connaissai­t avant la pandémie ». La pénurie d’enseignant­s et de locaux, déjà préoccupan­te avant la fermeture des écoles, risque de faire encore plus mal à la rentrée scolaire de l’automne, si le scénario d’un retour en classe devient réalité.

Une bonne proportion d’enseignant­s ne pourront être en classe à cause de leur état de santé. Et le manque d’espace rendrait impossible la distanciat­ion physique de deux mètres, avec 100 % des élèves présents.

Patricia Clermont, du mouvement Je protège mon école publique, indique que des écoles se préparent à un enseigneme­nt hybride, en présence et à distance. « On pense qu’une deuxième vague [d’infections au coronaviru­s] est inévitable », dit-elle.

Son mouvement espère que le gouverneme­nt accordera une marge de manoeuvre à « ceux qui connaissen­t les enfants par leur nom » pour gérer l’organisati­on scolaire. D’ici là, des parents pensent à s’organiser avec les moyens du bord, d’ici la fin de l’année scolaire : certains songent à regrouper une demi-douzaine d’enfants et un parent « enseignant » à deux mètres de distance, dans un parc, pour faire l’enseigneme­nt en plein air. En croisant les doigts pour avoir du beau temps.

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