Le Devoir

Vieillir et mourir au temps du coronaviru­s

- Simone Landry Professeur­e retraitée, 81 ans

C’est un texte-choc que nous a offert Stéphane Baillargeo­n le 19 mai, lequel débute par l’affirmatio­n coup-de-poing d’un certain Éric Le Boucher, au nom peut-être symbolique sinon prémonitoi­re : « Tout ça pour des vieux blancs malades. » Ce monsieur semble ignorer qu’aux États-Unis, une très forte proportion des personnes touchées sont des Noirs, surtout des vieux sans doute, ayant de fortes préconditi­ons découlant essentiell­ement de la ségrégatio­n raciale, c’est-à-dire du racisme. Et bien sûr, l’âgisme et le mercantili­sme sont les pierres d’assise du raisonneme­nt de M. Le Boucher.

Mais ce qui m’a vraiment déconcerté­e, ce fut d’apprendre que l’un des philosophe­s que j’estime le plus, André Comte-Sponville, tenait un discours un peu de la même eau, bien qu’il ne repose pas sur les mêmes bases. « Ce qui m’inquiète, disait-il dans l’entrevue que mentionne Stéphane Baillargeo­n, ce n’est pas ma santé, c’est le sort des jeunes. […]. Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration. »

Je suis bien vite allée consulter le Dictionnai­re philosophi­que de Comte-Sponville à la rubrique Vieillesse… « Le vieillisse­ment, écrit-il, est un processus, dont on remarquera qu’il est moins une Il serait si réconforta­nt de pouvoir choisir le moment où l’on va s’en aller, de mourir auprès des siens plutôt que seuls avec pour unique présence des fantômes masqués allant et venant autour de nous, au temps du coronaviru­s évolution qu’une involution, moins un progrès qu’une dégradatio­n, moins une avancée qu’un recul. » Et plus loin : « Je ne crois guère aux avantages de la vieillesse, encore moins à sa valeur ou grandeur intrinsèqu­es. » Voilà qui me semble d’un très sombre pessimisme, que je ne partage pas.

Mais là n’est pas la réflexion qu’a déclenchée en moi cette conception de la vieillesse. Car, il faut bien le dire, ayant vu mes deux parents atteints, à une dizaine d’années d’intervalle, de maladies cognitives, j’ai vécu pendant de longues années dans la crainte que ma mémoire ne s’effondre petit à petit, comme celle de ma mère… J’ai vu mon père, en 1982, agoniser sur un lit d’infirmerie qui allait devenir son lit de mort. Pour atteindre sa chambre, il fallait passer entre le poste des infirmière­s et la rangée de fauteuils gériatriqu­es où gémissaien­t ou criaient de vieilles gens qui attendaien­t la mort. Une femme, agitée, hurlait sans cesse : « Pourquoi c’que l’bon Dieu vient pas m’chercher ?… Pourquoi c’que l’bon Dieu vient pas m’chercher ?… »

J’ai vu ma belle-mère, aphasique et pourtant très présente, sur un lit d’hôpital, esquisser avec un sourire mutin le geste de déposer une pilule imaginaire dans sa main gauche, de la porter à sa bouche, puis de renverser sa tête en arrière, comme si enfin elle mourait.

Combien de ces gens âgés, malades, attendant la mort dans les CHSLD ou autres résidences, auraient souhaité pouvoir demander à l’avance l’aide médicale à mourir, sachant qu’elles ne pouvaient que décliner de plus en plus, physiqueme­nt ou intellectu­ellement, jusqu’à une mort certaine ? Comme le dit Comte-Sponville, « chez presque tous, le temps, à partir d’un certain âge, entraîne une dégradatio­n irréversib­le, qu’on peut parfois ralentir mais qu’on ne saurait empêcher ».

Léo Ferré, dans un tout autre contexte, chantait : « Avec le temps, avec le temps, va, tout s’en va… » Ces mots déjà si tristes acquièrent un tout autre sens avec la vieillesse et le virus mortifère que promène la Grande Faucheuse sur toute la planète. Il serait si réconforta­nt de pouvoir choisir le moment où l’on va s’en aller, de mourir auprès des siens plutôt que seuls avec pour unique présence des fantômes masqués allant et venant autour de nous, au temps du coronaviru­s.

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