La gouvernance technocratique de la pandémie
Les citoyens semblent accepter de se soumettre à l’autorité des technocrates de la santé publique
Plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer les périls d’un « confinement de la démocratie » et la mise « en quarantaine » des fonctions de surveillance du Parlement. L’histoire montre, en effet, que les crises et urgences nationales renforcent les pouvoirs de la branche exécutive et l’émancipent du contrôle des autres branches de gouvernement.
En temps de guerre, ce renforcement se fait typiquement au profit de l’armée, à qui l’exécutif cède une large part de son pouvoir dans la prise de décisions. Mais dans le présent combat contre la COVID-19, les « généraux » sont d’un autre type. Ce ne sont pas des militaires, mais des technocrates issus des hautes autorités sanitaires. Le terme « autorité » comme pouvoir de commander prend ici tout son sens.
Le Québec n’est pas le seul endroit au monde à vivre un « moment technocratique » dans sa vie politique. Qu’ils s’appellent Fauci aux États-Unis, Drosten en Allemagne, Delfraissy en France ou Tam au Canada, dans plusieurs sociétés, des figures comme le Dr Arruda sont devenues en peu de temps des célébrités et des membres reconnus de la nouvelle hiérarchie du pouvoir, soigneusement mise en scène au quotidien dans les médias.
Un peu partout sur la planète, les citoyens ont, jusqu’à présent, assez largement accepté de se soumettre à l’autorité des technocrates de la santé publique. Il en est ainsi parce que la plupart croient que le savoir spécialisé des experts de la santé représente le moyen le plus efficace d’endiguer la pandémie. Comme Max Weber le rappelle, la science et la maîtrise technique sont de puissants vecteurs de légitimité dans les sociétés modernes. Le dilemme est que cette légitimité de type rationnel entre souvent en conflit avec la politique démocratique dans l’exercice du pouvoir.
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Un mythe plus qu’une réalité
Le premier ministre Legault semble donner raison à Weber lorsqu’il dit ne pas avoir « d’influence » sur le Dr Arruda. « Moi, je dirais même : c’est le contraire. Je me trouve très docile par rapport au Dr Arruda. Je l’écoute comme si c’était ma mère » (30 avril).
Il est bien sûr difficile de juger de la véracité de ces propos. Mais la recherche en administration publique révèle que, dans les faits, les technocrates sont rarement aussi puissants, et les politiciens obéissants, que ce que laissait entendre le premier ministre. Le rapport de force est moins inégal qu’il n’y paraît.
Parenthèse technocratique
Le pouvoir technocratique émerge en temps de crise. En Europe, plus d’une vingtaine de gouvernements de « techniciens » ont été recensés depuis 1945. La plus récente parenthèse technocratique remonte à la crise financière de 20072008, qui a vu les économistes des banques centrales prendre les commandes des gouvernements de l’Italie et de la Grèce, notamment.
Les gouvernements technocratiques durent rarement plus d’une année. La politique reprend inévitablement le dessus. D’une part, la technocratie n’a pas de légitimité propre en démocratie électorale. Les technocrates ne sont pas élus mais nommés. C’est pourquoi ils sont partout la cible préférée des populistes, qui voient dans la technocratie une conspiration des élites du savoir pour miner la souveraineté populaire.
D’autre part, les technocrates ne sont pas aussi omniscients que certains voudraient le croire, ou le faire croire. Les connaissances scientifiques sont limitées et souvent contradictoires. Les conclusions sont temporaires et attendent d’être falsifiées par de nouvelles recherches. Les technocrates ne forment pas un bloc homogène. Les désaccords internes réduisent considérablement leur capacité à dicter les politiques. Plus les enjeux sont complexes, plus il devient difficile de séparer les faits des valeurs, et la science de la politique.
Les technocrates ne sont pas élus mais nommés. C’est pourquoi ils sont partout la cible préférée des populistes, qui voient dans la technocratie une conspiration des élites du savoir pour miner la souveraineté populaire
Les autorités sanitaires ont réussi à obtenir le consentement de la majorité durant les premières semaines du confinement. Le consensus scientifique à propos de l’isolement comme moyen le plus sûr de limiter la propagation du virus est quasi total. Mais les connaissances des docteurs Arruda de ce monde sont plus fragiles en ce qui a trait au déconfinement. La tentation d’instrumentaliser la science pour justifier des choix politiques est plus grande dans ces conditions. Et avec elle, la désobéissance sociale devient plus probable.
Déjà bien présent avant la pandémie, le populisme risque d’être renforcé si la réouverture des économies connaissait trop de ratés. Mais la découverte d’un vaccin performant dans un délai raisonnable pourrait changer la donne. Cela pourrait donner plus confiance dans la technocratie et rendre cette forme de gouvernance plus acceptable face au défi du climat.