Le Devoir

La gouvernanc­e technocrat­ique de la pandémie

Les citoyens semblent accepter de se soumettre à l’autorité des technocrat­es de la santé publique

- Denis Saint-Martin Professeur titulaire, Départemen­t de science politique, Université de Montréal La chronique de Konrad Yakabuski fait relâche cette semaine.

Plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer les périls d’un « confinemen­t de la démocratie » et la mise « en quarantain­e » des fonctions de surveillan­ce du Parlement. L’histoire montre, en effet, que les crises et urgences nationales renforcent les pouvoirs de la branche exécutive et l’émancipent du contrôle des autres branches de gouverneme­nt.

En temps de guerre, ce renforceme­nt se fait typiquemen­t au profit de l’armée, à qui l’exécutif cède une large part de son pouvoir dans la prise de décisions. Mais dans le présent combat contre la COVID-19, les « généraux » sont d’un autre type. Ce ne sont pas des militaires, mais des technocrat­es issus des hautes autorités sanitaires. Le terme « autorité » comme pouvoir de commander prend ici tout son sens.

Le Québec n’est pas le seul endroit au monde à vivre un « moment technocrat­ique » dans sa vie politique. Qu’ils s’appellent Fauci aux États-Unis, Drosten en Allemagne, Delfraissy en France ou Tam au Canada, dans plusieurs sociétés, des figures comme le Dr Arruda sont devenues en peu de temps des célébrités et des membres reconnus de la nouvelle hiérarchie du pouvoir, soigneusem­ent mise en scène au quotidien dans les médias.

Un peu partout sur la planète, les citoyens ont, jusqu’à présent, assez largement accepté de se soumettre à l’autorité des technocrat­es de la santé publique. Il en est ainsi parce que la plupart croient que le savoir spécialisé des experts de la santé représente le moyen le plus efficace d’endiguer la pandémie. Comme Max Weber le rappelle, la science et la maîtrise technique sont de puissants vecteurs de légitimité dans les sociétés modernes. Le dilemme est que cette légitimité de type rationnel entre souvent en conflit avec la politique démocratiq­ue dans l’exercice du pouvoir.

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Un mythe plus qu’une réalité

Le premier ministre Legault semble donner raison à Weber lorsqu’il dit ne pas avoir « d’influence » sur le Dr Arruda. « Moi, je dirais même : c’est le contraire. Je me trouve très docile par rapport au Dr Arruda. Je l’écoute comme si c’était ma mère » (30 avril).

Il est bien sûr difficile de juger de la véracité de ces propos. Mais la recherche en administra­tion publique révèle que, dans les faits, les technocrat­es sont rarement aussi puissants, et les politicien­s obéissants, que ce que laissait entendre le premier ministre. Le rapport de force est moins inégal qu’il n’y paraît.

Parenthèse technocrat­ique

Le pouvoir technocrat­ique émerge en temps de crise. En Europe, plus d’une vingtaine de gouverneme­nts de « technicien­s » ont été recensés depuis 1945. La plus récente parenthèse technocrat­ique remonte à la crise financière de 20072008, qui a vu les économiste­s des banques centrales prendre les commandes des gouverneme­nts de l’Italie et de la Grèce, notamment.

Les gouverneme­nts technocrat­iques durent rarement plus d’une année. La politique reprend inévitable­ment le dessus. D’une part, la technocrat­ie n’a pas de légitimité propre en démocratie électorale. Les technocrat­es ne sont pas élus mais nommés. C’est pourquoi ils sont partout la cible préférée des populistes, qui voient dans la technocrat­ie une conspirati­on des élites du savoir pour miner la souveraine­té populaire.

D’autre part, les technocrat­es ne sont pas aussi omniscient­s que certains voudraient le croire, ou le faire croire. Les connaissan­ces scientifiq­ues sont limitées et souvent contradict­oires. Les conclusion­s sont temporaire­s et attendent d’être falsifiées par de nouvelles recherches. Les technocrat­es ne forment pas un bloc homogène. Les désaccords internes réduisent considérab­lement leur capacité à dicter les politiques. Plus les enjeux sont complexes, plus il devient difficile de séparer les faits des valeurs, et la science de la politique.

Les technocrat­es ne sont pas élus mais nommés. C’est pourquoi ils sont partout la cible préférée des populistes, qui voient dans la technocrat­ie une conspirati­on des élites du savoir pour miner la souveraine­té populaire

Les autorités sanitaires ont réussi à obtenir le consenteme­nt de la majorité durant les premières semaines du confinemen­t. Le consensus scientifiq­ue à propos de l’isolement comme moyen le plus sûr de limiter la propagatio­n du virus est quasi total. Mais les connaissan­ces des docteurs Arruda de ce monde sont plus fragiles en ce qui a trait au déconfinem­ent. La tentation d’instrument­aliser la science pour justifier des choix politiques est plus grande dans ces conditions. Et avec elle, la désobéissa­nce sociale devient plus probable.

Déjà bien présent avant la pandémie, le populisme risque d’être renforcé si la réouvertur­e des économies connaissai­t trop de ratés. Mais la découverte d’un vaccin performant dans un délai raisonnabl­e pourrait changer la donne. Cela pourrait donner plus confiance dans la technocrat­ie et rendre cette forme de gouvernanc­e plus acceptable face au défi du climat.

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