Pour l’État, comment gérer la nouvelle normalité ?
La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différentes personnalités de réfléchir aux conséquences de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant quelques semaines. Aujourd’hui : Michel Nadeau et le rôle de l’État.
Au Québec comme ailleurs dans le monde, les citoyens constatent que le gouvernement est l’acteur prédominant dans la crise actuelle. Les intervenants habituels, patronat, syndicats, groupes communautaires, corporations professionnelles… se sont rangés derrière le leadership des premiers ministres. Sur le plan international, le repli du multilatéralisme pousse encore plus les citoyens à s’accrocher à leur État national.
Les chefs de gouvernement disposent de deux atouts : d’abord, la légitimité du vote pour faire prévaloir le bien commun par rapport à la pléthore habituelle des groupes d’intérêts particuliers. Mais surtout, ils ont une capacité de dépenser, de réglementer et d’apporter ainsi des solutions au moins temporaires aux défis de la pandémie. De plus, cette fois-ci, économistes, observateurs des finances publiques et même le patron de la Réserve fédérale encouragent les gouvernements à dépenser sans trop regarder les ratios pour éviter une solution encore pire : une grande dépression économique qui engouffrerait entreprises, organismes et individus dans une spirale insoutenable.
Comment l’État québécois va-t-il évoluer pour garder la crédibilité et mobiliser tous les autres acteurs dans une sortie de crise gagnante ? 1.
La première tâche de l’État sera d’accompagner les individus et les entreprises dans l’intégration d’un univers numérique mais également dans une nouvelle stratégie économique qui priorise le développement des ressources locales et d’une économie durable par tous et pour tous. Certains individus ne pourront pas faire le saut (d’autres ne le veulent pas : les Bougon). Le gouvernement doit régler la question de la responsabilité collective pour venir en aide aux citoyens fragilisés. Le Programme canadien d’urgence constitue un pas important dans l’établissement d’un revenu minimum garanti. 2.
Le virus a attaqué la valeur de la sacro-sainte « mobilité » essentielle qui anime le courant de la mondialisation ; les citoyens savent maintenant qu’ils peuvent travailler, étudier, parler à un médecin et magasiner de la maison, et ce, avec des plateformes numériques fort simples. Les chefs d’entreprise découvrent aussi cette réalité et voudront accommoder ceux et celles qui viendront faire un tour au bureau, de temps à autre. Le gouvernement devra établir de nouveaux liens réglementaires et juridiques, car les cadres de travail, d’étude, d’offre des soins de santé et de
commerce vont beaucoup changer, sans faire disparaître les structures actuelles.
Des ministères responsables
3.
Tant dans la santé que dans l’éducation, il faut faire autrement en concentrant les efforts, non plus seulement sur les professionnels, mais aussi autour du patient et de l’enfant. Jusqu’à maintenant, tous les services étaient offerts à l’hôpital et à l’école. La technologie permet-elle de faire autrement ? Oui, mais à la condition que les dirigeants politiques puissent s’appuyer sur des équipes bien organisées de fonctionnaires compétents. M. Legault a découvert de façon brutale le manque d’agilité et la complexité inutile de ses deux grands ministères, la Santé et l’Éducation. Produits de la Révolution tranquille, ces structures hypercentralisées manquent aujourd’hui d’efficacité et nagent dans l’opacité bureaucratique. L’absence complète de reddition de comptes fait qu’on ignore encore qui savait, parmi les sous-ministres, que seulement 70 % des postes étaient pourvus dans certains CHSLD. L’État doit reprendre son rôle principal qui est de déterminer les orientations et les normes et laisser la gestion à une direction locale sous la supervision de conseils représentatifs des usagers et des parents, bien préparés et mieux formés pour superviser la gestion de centaines de millions de dollars. 4.
La « mise sur pause » de la société aura des répercussions considérables pour les entreprises qui ont besoin de revenus continuels pour survivre. Les programmes fédéraux apportent des dizaines de milliards au fonctionnement quotidien des individus et des entreprises. Mais cet arrêt va provoquer des changements majeurs dans plusieurs domaines : le virus va finir le travail amorcé par Amazon pour redéfinir le commerce de détail. L’immobilier commercial et de bureaux devra réorienter une grande partie des superficies rendues disponibles par le télétravail et le commerce électronique. Comment le gouvernement va-t-il aider les entreprises capables de s’inscrire dans ces nouveaux courants de marché ? Les commerçants locaux doivent-ils apprendra à partager des services comme les entrepôts et la livraison ? Il ne fait aucun doute que, dans le monde de demain, les entreprises deviendront de proches partenaires de leur gouvernement, comme le montre l’expérience américaine (GAFAM) et chinoise. L’État devra parfois être investisseur ou prêteur pour assurer la survie de certains secteurs industriels. Dans le cas des hydrocarbures, l’Alberta n’aura probablement d’autre choix que d’acquérir des entreprises dont le modèle financier a déraillé. On compte au Québec beaucoup d’entrepreneurs astucieux et ingénieux, mais leurs moyens financiers sont limités, l’aide de l’État sera indispensable. Quelle forme doit-elle prendre ?
La gouvernance des grandes entreprises a changé depuis un mois avec les premières assemblées annuelles virtuelles. Mais comment permettra-t-on aux actionnaires d’exprimer leurs opinions et de faire pression pour l’adoption de pratiques et pour une reddition de comptes sur les plans environnemental, social et de la gouvernance (ESG) ?
Aider les entreprises responsables
5.
Au Canada, plusieurs entreprises, notamment Air Canada, WestJet, Transat, doivent absolument recevoir l’aide gouvernementale. Les gouvernements vont prêter ou investir à la condition que les dirigeants reconnaissent que des fonds publics ne peuvent servir à payer des salaires à la Bellemare ou à chouchouter des actionnaires par des dividendes majorés ou des rachats d’actions. Les entreprises acceptent de plus en plus les contraintes environnementales ; mais elles doivent maintenant travailler au côté social, pour tenir compte des travailleurs dans le processus de modernisation et de localisation de la production. Depuis dix semaines, les grandes entreprises envoient des messages doucereux de réconfort qui auraient beaucoup plu à Michel Chartrand et à Louis Laberge : « Il faut être solidaires », « On se serre les coudes », « Nous sommes ensemble ». Cette noble compassion devra continuer après le départ du virus… sinon c’est de la pure hypocrisie !
L’achat local est apparu comme une vertu appréciée devant le chantage de grands acteurs mondiaux pour la vente de certains produits. L’autarcie complète est une option totalement irréaliste. Mais M. Fitzgibbon devra faire preuve de rigueur pour définir une réelle politique d’achat local ; les consommateurs doivent savoir ce qu’ils peuvent trouver de québécois dans le Panier bleu…
Le cadeau de bons gestionnaires…
Les citoyens du Québec ont peur depuis la déclaration de l’état d’urgence, le 16 mars ; l’incertitude est omniprésente devant un phénomène qui n’a pas de réel précédent. Un milliard de travailleurs sont restés à la maison durant au moins deux mois. Par rapport aux grands séismes, il n’y a toutefois aucun dégât matériel et aucune reconstruction à faire. Les Québécois ont, jusqu’à maintenant, bien traversé cet exercice collectif. Les dieux font de temps à autre aux démocraties le cadeau d’un dirigeant habile, flexible, rassembleur, compétent même s’il n’a pas toutes les certitudes, prêt à remettre en question les modèles de fonctionnement, capable de trancher pour le bien commun au-dessus des intérêts corporatistes. Depuis la Révolution tranquille, les leaders politiques québécois ont comblé le retard dans la gestion de l’État. Les Québécois doivent, en ce moment critique de leur histoire, s’assurer que la gestion de leur État sera entre les mains de dirigeants(es) qui poursuivront cet effort de rattrapage vers les meilleures performances.