Odile Tremblay
Il fut un temps, en 1996, quand Lise Bissonnette dirigeait Le Devoir, où elle écrivait une série d’éditoriaux pour appeler à doter Montréal d’une Très Grande Bibliothèque accessible à tous les Québécois. Rêve fou, disaient plusieurs, qui la laissaient élucubrer à sa guise tout en se targuant de se vouer, eux, aux choses sérieuses. Mais les rêves sont comme des graines de plantes qui germent parfois sans prévenir. Le premier ministre Lucien Bouchard l’aura prise au mot en la chargeant dûment de concrétiser la chose. Et Lise Bissonnette de quitter notre journal en 1998 pour se lancer sur un chemin jalonné d’épines avec le franc succès au bout. Elle allait tenir sa barre du lieu jusqu’en 2009.
La Grande Bibliothèque vient d’avoir 15 ans sur son nombril de la métropole, coin Maisonneuve-Berri, et j’ai demandé à sa fondatrice de remonter le cours de cette aventure, qui fut la plus exaltante (et cassegueule) de sa vie. Aujourd’hui, l’établissement demeure fermé pour cause de pandémie. Son hall accueille les sans-abri (bienvenus depuis ses débuts, comme tout un chacun), mais la fréquentation de son portail numérique s’est haussée du tiers. « Et je n’ai pas peur pour elle à sa réouverture », dit Lise Bissonnette. Les institutions bien ancrées se relèveront de la houle, les autres, allez savoir…
Jamais elle n’oubliera l’inauguration officielle du fameux bâtiment, le 3 mai 2005 : « C’était le nirvana. J’ai serré la main de 2500 personnes qui attendaient sur le parvis. Des gens de tous âges, de toutes origines se côtoyaient dans la fraternité. La culture interne d’une bibliothèque, c’est vraiment le service public. »
Lise Bissonnette aborde la houle qui a entouré cette naissance. Ça s’est fait sur un climat d’hostilité générale, critiques qui venaient — surprise ! — surtout de ma gauche. Dans le milieu culturel, plusieurs y voyaient une opposition au progrès. C’était un projet romantique du XIXe siècle à l’heure où s’amorçait la révolution numérique aux développements technologiques destinés à nous apporter le bonheur. Nous étions soi-disant des mégalomanes. Mais elle a coûté 150 millions à construire, un coût dérisoire pour un projet de cette envergure. On mettait de l’argent dans le béton au lieu de le verser aux créateurs, on allait tuer les petites bibliothèques… »
Un lieu et ses rayonnements
La caravane est passée. « Les gens se sont tellement rués chez nous que les petites bibliothèques en ont profité. On avait deux millions de livres au départ, avant même la fusion avec les Archives nationales et les acquisitions. Les bibliothèques de quartier conservent 100 000 volumes au maximum. Avec l’apport de notre offre numérique, elles ont pu participer à un grand réseau, se voir reliées à des bases de données à travers le monde. Nous avons fait des bonds de géant du côté de la conservation et de la diffusion pour la mémoire du Québec. Avant, les universitaires avaient accès aux archives. Aujourd’hui, n’importe qui peut les consulter. Son site numérique s’adresse aux Québécois de toutes les régions. La culture, ce n’est pas seulement le soutien aux artistes, mais aussi à la diffusion. Alors oui, je fais l’éloge du béton. »
Aux yeux de Lise Bissonnette, BAnQ est une pure institution du présent. Et de saluer l’importance des lieux dans la ville : « Presque une personne sur deux vit seule, dit-elle. Ça prend des endroits à accès gratuit, où chacun peut venir bouquiner tranquille dans son coin, échanger, assister à une conférence, voir une exposition ou parler avec un bibliothécaire. Les gens n’avaient nulle part où aller. »
Bien sûr, il y eut des modèles : la Bibliothèque nationale de France à Paris, la British Library à Londres. La mythique bibliothèque d’Alexandrie de l’Antiquité brillait comme un phare lointain sur l’imaginaire collectif. Ses promoteurs, qui caressaient le rêve improbable d’y rassembler tous les savoirs du monde, rançonnaient les navires étrangers pour s’approvisionner. Autres temps… « Ce rêve-là était devenu impossible. Puis l’avènement du numérique l’a fait revivre par la mise en réseau. »
BAnQ abrite une sorte de tronc commun de connaissances, mais un lieu ne peut rayonner pleinement sans maillages parmi les racines de société. Lise Bissonnette s’en désole : « L’école n’est pas culturelle. Au primaire et au secondaire, un enfant peut passer à travers tout le programme sans connaître un seul nom d’auteur, sans savoir qui est Marie-Claire Blais. S’il tombe sur un professeur éclairé, c’est tant mieux, sinon il n’aura pas grand-chose. Le type de pédagogie que le Québec a choisi, c’est : “Faites votre culture vous-même”, sans imposer des repères. Le parascolaire n’est pas le scolaire. On est toujours en mode rattrapage, chez nous à la Grande Bibliothèque ou ailleurs. C’est comme si on avait séparé la culture de la vie. » Ah, misère !