Le Devoir

Coup d’État législatif

- FRANÇOIS BROUSSEAU François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Ici Radio-Canada.

La Chine, toujours la Chine ! Quand on essaie de penser à autre chose, elle se rappelle à nous inexorable­ment. À l’occasion de la crise de la COVID-19, plusieurs démocrates d’Orient et d’Occident commencent à la voir dans leur soupe, comme la gauche et la droite démocratiq­ues d’Europe voyaient l’Allemagne dans la leur il y a 90 ans. Chacun ses obsessions, chacun ses analogies : il en est de plus défendable­s que d’autres.

Depuis moins d’une semaine, il y a eu en succession à Pékin… l’ouverture de la rituelle session annuelle de « l’Assemblée nationale du peuple » (ANP), chambre d’enregistre­ment législativ­e à Pékin ; la présentati­on d’un budget de défense en hausse de 6,6 % (à 280 milliards de dollars) — malgré une récession économique sans précédent.

Et surtout, le 21 mai, il y a eu l’annonce, par le porte-parole de l’ANP, d’une « loi sur la sécurité nationale », spécifique à Hong Kong, qui doit être adoptée dans les prochains jours… à Pékin et non pas à Hong Kong ! Énorme précédent, plein de menaces.

Certains craignaien­t l’interventi­on militaire de Pékin ; voici plutôt le coup d’État législatif.

Le LegCo (Conseil législatif), instance autonome locale prévue dans le principe « Un pays, deux systèmes » censé régir Hong Kong jusqu’en 2047, avait tenté, en 2003, de faire passer une version (plus douce) d’une telle législatio­n. Mais la vigueur — déjà ! — des protestati­ons d’une société civile mobilisée, inquiète de perdre ses libertés, avait fait reculer les autorités locales.

Aujourd’hui, Pékin passe outre à l’esprit comme à la lettre de ce principe, toujours théoriquem­ent valide pour 27 ans. On décrète soudain que le gouverneme­nt central a le droit de faire ce qu’il fait… au nom de la patrie, de la lutte contre le terrorisme, le séparatism­e et la subversion étrangère.

Le texte « soumis » à l’ANP (si on peut utiliser cette expression dans un tel régime) stipule que toute activité « séparatist­e » ou « terroriste », tout comme « la subversion des pouvoirs de l’État » et « l’ingérence des puissances étrangères », sera criminelle et passible de graves sanctions.

La formulatio­n vague du texte permettra en pratique d’appliquer la nouvelle loi à presque toutes les activités qui déplaisent au souverain. Et même — pourquoi pas ? — rétroactiv­ement à tout le mouvement démocratiq­ue de 2019.

Plus inquiétant encore : le texte souligne explicitem­ent la possibilit­é que, bien avant 2047, « les organes compétents de la sécurité nationale du gouverneme­nt central » puissent établir des bases… à Hong Kong même ! Ce qui était jusqu’à présent la dernière des « lignes rouges ».

Pourquoi ce passage en force ? À Pékin, on a sans doute décidé que les considérat­ions géopolitiq­ues passaient désormais au second rang lorsqu’il s’agit de « faire le ménage à la maison ». Et donc, que le prix internatio­nal à payer pour l’affront aux libertés des Hongkongai­s — et demain peut-être, des Taïwanais — ne sera pas trop élevé, même si l’image de la Chine a été, en bien des endroits (et pas seulement aux États-Unis), sérieuseme­nt écornée par la crise de la COVID-19.

On voit bien à Pékin que l’expression de Mao Zedong en 1956 (à l’époque, en pure bravade) pour désigner les États-Unis — zhi lao hu, le « Tigre de papier » — s’applique aujourd’hui pour vrai. Et ce, même si le budget de défense de la Chine ne représente encore que les deux cinquièmes de celui des États-Unis.

Selon une évaluation extrêmemen­t pessimiste (du point de vue américain) du rapport de force militaire entre les deux puissances, écrite par un ancien chercheur au Sénat américain (1), la Chine serait déjà à même de vaincre les États-Unis lors d’une guerre dans la région du Pacifique, du fait d’une modernisat­ion remarquabl­e de ses équipement­s… et de sa doctrine militaire, face au vieux mammouth américain.

Hongkongai­s et Taïwanais se retrouvero­nt-ils seuls face au nouveau Léviathan ? Malgré les rodomontad­es antichinoi­ses trumpienne­s, c’est très possible.

(1) Christian Brose, The Kill Chain : Defending America in the Future of High-Tech Warfare, Hachette 2020.

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