Le Devoir

Un monde marin plus tranquille

- ALEXANDRE SHIELDS

La crise de la COVID-19 devrait entraîner une réduction temporaire de la pollution sonore dans les milieux marins comme le Saint-Laurent, ce qui pourrait avoir des effets positifs sur la biodiversi­té, en plus d’offrir aux scientifiq­ues une occasion unique d’étudier les conséquenc­es de ce problème majeur provoqué par l’activité humaine.

En temps normal, la période estivale coïncide avec une augmentati­on marquée de la pollution sonore dans l’habitat du béluga du Saint-Laurent. Dans le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, les passages de traversier­s sont encore plus nombreux et les entreprise­s d’observatio­ns des baleines multiplien­t les sorties toute la journée. Tout cela sans compter les navires de plaisancie­rs et le trafi c commercial qui traverse directemen­t le parc marin.

Résultat : les données scientifiq­ues démontrent que le bruit peut masquer les capacités de communicat­ion des bélugas plus de 50 % du temps durant le jour, à l’embouchure du Saguenay. Comme le son est un élément crucial pour ces animaux, un tel phénomène revient à leur bloquer la vue, mais aussi à leur enlever la capacité de communique­r entre eux et de rechercher de la nourriture.

Il faut ajouter à cela les quelque 7000 navires commerciau­x qui naviguent chaque année sur le Saint-Laurent et dont le bruit des moteurs peut aisément se propager dans un rayon de plus de 100 km. Bref, la pollution sonore est omniprésen­te. Et c’est sans compter les projets de développem­ents portuaires du Port de Montréal et du Port de Québec, ainsi que les projets sur le Saguenay.

« Le Saint-Laurent est une voie maritime importante » et « le bruit introduit par l’activité humaine domine dans cette voie maritime », résume Yvan Simard, titulaire de la Chaire de recherche de Pêches et Océans Canada en acoustique marine appliquée à la recherche sur l’écosystème et les mammifères marins. « Ce bruit interfère avec les activités vitales de plusieurs organismes vivants, et pas seulement les cétacés. C’est le cas, par exemple, de différente­s espèces de poissons. Et c’est un problème mondial. »

Une année « tranquille »

L’année 2020 devrait toutefois présenter un portrait de la situation bien différent. « On peut imaginer qu’il y aura une baisse de la pollution sonore. Dans le cas des bélugas, l’aire de répartitio­n estivale risque d’être très différente. Les bateaux d’excursions ne seront pas en fonction au moins jusqu’au 1er juillet, et on ne sait pas ce qu’il adviendra par la suite. Il est possible que l’été se passe avec peu ou pas d’excursions. On peut donc prédire que les bélugas auront un été plus tranquille », explique Robert Michaud, directeur scientifiq­ue du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM).

Quel sera l’effet de cet été exceptionn­ellement tranquille ? « Si la situation actuelle se traduisait par une diminution significat­ive du bruit ambiant pour les bélugas, ça pourrait augmenter le succès reproducte­ur et la qualité de l’alimentati­on », estime M. Michaud, qui étudie cette espèce depuis plus de 35 ans. « Globalemen­t, les connaissan­ces sur l’effet du bruit nous laissent croire que les impacts pourraient être positifs. Le bruit interfère avec la reproducti­on, l’alimentati­on, la communicat­ion, l’orientatio­n, etc. Il a aussi un effet sur la santé, en raison de l’augmentati­on du stress chez les animaux, qui peuvent souffrir des impacts d’un stress chronique. »

Le problème, c’est que le bruit augmente constammen­t dans les milieux marins, au point de doubler tous les 20 ans. Les chercheurs qui s’intéressen­t à ces écosystème­s n’ont donc pratiqueme­nt jamais eu l’occasion d’étudier les effets d’une baisse marquée de la pollution sonore.

Une telle analyse a toutefois été menée dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, rappelle Valeria Vergara, chercheuse au programme de conservati­on des mammifères marins d’Ocean Wise. Le trafic maritime commercial a alors connu une baisse temporaire, mais considérab­le. Les chercheurs du New England Aquarium ont ainsi pu constater « une diminution notable » d’une hormone du stress chez les baleines noires de la baie de Fundy.

« Les baleines étaient beaucoup moins stressées que la normale pendant ces périodes exceptionn­ellement calmes », résume Mme Vergara.

Il reste à voir quels seront les effets de la crise sur le transport maritime internatio­nal. Pour le moment, une baisse d’au moins 20 % a déjà été observée sur la côte ouest canadienne, dans le secteur de Vancouver.

Au Québec, le Port de Montréal prévoit un recul de 12 % du trafic cette année, tandis que celui de Québec note un « ralentisse­ment » pour certaines marchandis­es. Et les navires de croisières multiplien­t évidemment les annulation­s.

Un portrait plus précis de la situation en 2020 pourra d’ailleurs être établi pour une bonne partie de l’estuaire du Saint-Laurent, grâce à un réseau d’hydrophone­s qui ont été installés dans le cadre d’un projet dirigé par Yvan Simard et destiné à l’origine à analyser le bruit dans l’habitat essentiel du béluga.

Pour Robert Michaud, il y a aussi une « opportunit­é scientifiq­ue exceptionn­elle » à saisir. Au GREMM, où on travaille pour le moment à obtenir les autorisati­ons pour des travaux de recherche en mer, malgré les règles imposées dans le contexte de la pandémie, on espère pouvoir « mesurer les changement­s » dus à la situation actuelle.

« Si les données récoltées en 2020 permettaie­nt de vérifier des hypothèses émises, comme par exemple que l’exposition au bruit a un effet important sur la santé des animaux et leur succès de reproducti­on, ça nous donnerait un levier important pour poursuivre les plans de conservati­on qui sont déjà sur la table. »

Le problème, c’est que le bruit augmente constammen­t dans les milieux marins, au point de doubler tous les 20 ans

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