Le Devoir

À la fois juge et partie, l’« éthique » de Mila

Avant même de parler d’éthique, il faudrait d’abord établir l’efficacité technique du gadget

- Yves Gingras Directeur scientifiq­ue de l’Observatoi­re des sciences et des technologi­es, UQAM

Un groupe composé essentiell­ement d’informatic­iens de Mila, chapeauté par un philosophe « éthicien » également membre de l’institut, nous assure (dans un texte du Devoir, 23 et 24 mai) que l’applicatio­n de « suivi de contacts » dont Mila fait la promotion sur toutes les tribunes serait non seulement « intelligen­te », mais surtout « éthique », mot magique devenu le sésame incontourn­able à toute action en ces temps du « tout à l’éthique ».

Or, qui est vraiment soucieux d’éthique devrait d’abord se demander : depuis quand les personnes qui font la promotion d’un gadget qu’elles ont conçu peuvent-elles légitimeme­nt affirmer, la main sur le coeur, le caractère « éthique » de leur boîte noire et nous demander de les croire sur parole ? Cela s’appelle un conflit d’intérêts. Parlant de la COVID-19 : laisserait-on le Dr Didier Raoult se faire le promoteur de la chloroquin­e, définir luimême les règles éthiques et la méthode de validation de ses propres essais cliniques ? Bien sûr que non ; tout essai clinique sérieux est d’ailleurs nécessaire­ment supervisé par des experts indépendan­ts de l’équipe qui conduit l’étude pour justement éviter ce genre de conflit évident.

Autre problème : avant même de parler d’éthique, il faudrait d’abord établir l’efficacité technique du gadget que l’on veut diffuser dans la société. Comme le notait la très sérieuse revue Nature dans un éditorial du 30 avril dernier, aucune applicatio­n de détection ne devrait être utilisée sans avoir au préalable été testée dans des études pilotes publiées et évaluant leurs risques et leur efficacité. Quelle est la qualité de la détection ? Quel est le taux de faux positifs ? Ce sont là des caractéris­tiques à déterminer avant de penser à une utilisatio­n généralisa­ble. Le même éditorial rappelait d’ailleurs que l’applicatio­n tant vantée de Singapour n’était utilisée que par 20 % de la population. Ce qui signifie, ajoute la revue, que les chances que deux personnes porteuses de l’applicatio­n se croisent sont de 4 % ! Et ne parlons pas de la distributi­on des téléphones cellulaire­s selon l’âge, ni même de l’organisati­on prétendume­nt « indépendan­te » — mais créée par Mila… censée superviser toutes les données requises pour nourrir la machine —, car ce serait là mettre la charrue devant les boeufs.

De tels projets, assurément fort coûteux, paraissent d’utilité douteuse pour contribuer à quoi que ce soit en matière de santé publique et, encore moins, comme l’affirment les auteurs sans aucune preuve, pour « aider les citoyens à être les acteurs de leur propre santé ». Les citoyens ont-ils besoin d’un gadget électroniq­ue pour « renforcer leur solidarité » ? Et pour appliquer les règles relativeme­nt simples préconisée­s par la Santé publique ? Il y a tout lieu d’en douter.

Il est d’ailleurs curieux, mais significat­if, que le début du texte soit au conditionn­el (leur technologi­e « irait au-delà des méthodes traditionn­elles ») et glisse ensuite à l’indicatif présent, donnant ainsi l’impression que la boîte noire est au point, ne fait pas d’erreur, détecte tous les cas et donne toujours les bons « conseils » !

Cela n’est pas crédible. Mais, certes, on peut comprendre que des chercheurs qui ont su convaincre les gouverneme­nts d’investir plus de cent millions de dollars sur des promesses d’une révolution générée par leurs algorithme­s d’intelligen­ce apparente (IA) cherchent maintenant à convaincre de leur utilité sociale pour s’assurer du renouvelle­ment de leurs budgets annuels jamais suffisants. Comme l’affirmait il y a plus d’un an la p.-d.g. de Mila, Valérie Pisano : « Ce qu’on a eu dans les dernières années, ça a été des investisse­ments de base, de départ. […] Ça a permis l’essor de Mila, […] mais ce n’est pas suffisant » pour demeurer dans la prétendue « compétitio­n mondiale » (Le Devoir, 29 janvier 2019). Ces sommes « de départ », notonsle, dépassent pour ce seul domaine spécialisé de l’informatiq­ue le total des fonds québécois octroyés à l’ensemble des chercheurs dans toutes les autres sciences de la nature réunies ! En somme, on saisit très bien que les chercheurs de Mila se préoccupen­t du suivi de leurs contacts, mais il ne faudrait pas se méprendre sur l’identité des bénéficiai­res de l’opération.

On ne doit donc pas être dupes d’une telle stratégie de mise en marché. Les questions préalables d’efficacité technique ne doivent pas être éludées en orientant le regard vers l’éthique, d’ailleurs traitée de manière péremptoir­e. Enfin, il y aurait quelque naïveté à prendre pour argent comptant la clairvoyan­ce d’informatic­iens qui nous assurent travailler pour le seul bien de l’humanité, mais qui ont trop souvent tendance à penser que le social est soluble dans la technique.

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