Le Devoir

Les États-Unis « courent vers le précipice », avertit Noam Chomsky

- LAURA BONILLA À NEW YORK AGENCE FRANCE-PRESSE

Les États-Unis courent à la catastroph­e, en raison de l’absence de stratégie fédérale contre la pandémie, d’assurance santé pour tous et de leur mépris pour le changement climatique, croit le philosophe américain Noam Chomsky, considéré comme l’un des pères de la linguistiq­ue moderne.

Très engagé à gauche, cet influent intellectu­el de 91 ans, auteur d’une centaine d’ouvrages et professeur à l’Université d’Arizona, est confiné depuis deux mois dans sa ville de Tucson, avec sa femme, leur chien et leur perroquet. Extraits de l’entretien.

Comment analysez-vous ce qui se passe aux États-Unis, pays le plus durement touché par le nouveau coronaviru­s ?

Il n’y a pas de direction cohérente. La Maison-Blanche est tenue par un sociopathe mégalomane, qui ne s’intéresse qu’à son propre pouvoir, aux échéances électorale­s. Il faut bien sûr qu’il maintienne le soutien de sa base, qui comprend les grandes fortunes et les grands patrons.

Quel paysage politique émergera selon vous de la crise, aux ÉtatsUnis et dans le monde ? Va-t-on vers un monde plus démocratiq­ue ou au contraire un renforceme­nt des nationalis­mes et des extrémisme­s ?

Dès son arrivée au pouvoir, [Donald] Trump a démantelé toute la machine de prévention des pandémies, coupant le financemen­t des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, annulant les programmes de coopératio­n avec les scientifiq­ues chinois pour identifier les virus potentiels. Les États-Unis étaient particuliè­rement mal préparés.

La société [américaine] est privatisée, très riche, avec de gros avantages […] mais dominée par les intérêts privés. Il n’y a pas de système de santé pour tous, absolument crucial aujourd’hui. C’est l’ultime système néolibéral.

Par bien des aspects, l’Europe est pire, avec des programmes d’austérité qui amplifient le danger, des attaques portées à la démocratie, le transfert de décisions à Bruxelles et la bureaucrat­ie de la “troïka”, non élue (Commission européenne, BCE, FMI, NDLR). Mais, au moins, elle a un reste de structure sociodémoc­rate qui apporte un certain soutien, et qui manque aux États-Unis.

Mais aussi grave que soit la pandémie, ce n’est pas le plus grave. On se remettra de la pandémie, moyennant un coût très élevé. Mais on ne se remettra pas de la fonte des calottes glaciaires des pôles et de la montée du niveau des mers et autres effets délétères du changement climatique.

Que faisons-nous là-dessus ? Chaque pays fait quelque chose, pas assez. Les États-Unis, eux, en font beaucoup, courant vers le précipice, en éliminant programmes et régulation­s qui pourraient atténuer la catastroph­e.

C’est la situation actuelle, mais ça peut changer. Il y a des forces mondiales qui luttent contre. La question est de savoir comment ces forces émergeront. C’est ce qui déterminer­a le sort du monde.

De nombreux pays utilisent la technologi­e pour surveiller leur population afin de combattre le virus. Sommes-nous dans une nouvelle ère de surveillan­ce numérique ?

Il y a des sociétés qui développen­t des technologi­es qui permettent aux employeurs de voir ce que leurs employés ont sur leur écran d’ordinateur, de vérifier vos frappes sur le clavier, et, si vous vous éloignez de votre écran, de comptabili­ser ça comme une pause. L’« Internet des choses » est en marche. Tout objet domestique contient de l’électroniq­ue. C’est pratique […] mais l’informatio­n va aussi à Google, à Facebook et au gouverneme­nt. Cela donne un potentiel énorme de contrôle et de surveillan­ce, et c’est déjà là, ce n’est pas dans l’avenir.

Si on laisse ces géants technologi­ques contrôler notre vie, c’est ce qui se passera. Ça ressembler­a à la Chine, où il y a des systèmes de “crédits” sociaux, de la technologi­e de reconnaiss­ance faciale partout. Tout ce que vous faites est surveillé. Vous traversez au mauvais endroit, vous pouvez perdre des crédits.

Ce n’est pas inévitable, de même que le changement climatique n’est pas inévitable. On peut laisser ça se produire, ou l’arrêter.

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