Le Devoir

Mila crée tout un émoi

L’applicatio­n de recherche de contacts soustraira­it des données publiques à l’autorité de l’État

- FABIEN DEGLISE

Des voix s’élèvent pour réclamer un débat publc sur le cadre légal qu’envisage le promoteur

Le projet d’applicatio­n de recherche de contacts liée à la COVID-19 que l’Institut québécois d’intelligen­ce artificiel­le (Mila) cherche à vendre aux gouverneme­nts canadiens, dont Québec, se prépare à privatiser les données publiques et personnell­es récoltées auprès des citoyens pour en assurer la gestion dans une structure opaque, a découvert Le Devoir.

Cette manière de faire vise à prévenir un excès de surveillan­ce des individus par l’État, prétend Mila, mais elle éveille la suspicion chez plusieurs observateu­rs du monde de la technologi­e et du droit qui estiment qu’un débat public est nécessaire sur cette mécanique de privatisat­ion de données publiques délicates, puisque liées à la santé.

Ces voix mettent également en doute l’urgence exprimée par les autorités et les tenants du tout technologi­que pour cette applicatio­n dont d’autres versions n’ont toujours pas fait leurs preuves en matière de lutte contre la pandémie, ailleurs que dans des régimes totalitair­es comme la Chine.

« Il est primordial d’avoir un débat sur les enjeux technologi­ques entourant cette applicatio­n afin de déterminer si l’outil est effectivem­ent efficace, dit

Hugo Cyr, professeur au Départemen­t des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Si les données récoltées sont considérée­s comme une ressource publique [amassées à des fins de santé publique], il devrait également y avoir un débat public sur le partage de ce bien commun. »

Selon le « livre blanc » — un document de 60 pages publié en anglais seulement — dévoilé le 18 mai dernier par l’Institut québécois d’intelligen­ce artificiel­le pour faire mousser son applicatio­n baptisée COVI, Mila envisage en effet de soustraire à l’autorité de l’État les données centralisé­es récoltées par son outil de lutte contre la pandémie. Il en donnerait la gestion à un organisme créé le 9 avril dernier en vertu de la loi canadienne sur les organisati­ons à but non lucratif (OBNL).

COVI Canada, c’est son nom, est administré par les trois principale­s têtes de Mila Yoshua Bengio, Valérie Pisano et Benjamin Prud’homme, et son adresse postale est la même que celle de l’Institut, selon le registre des sociétés du Canada. Les recherches de Mila intéressen­t les grands acteurs de l’industrie du numérique et même pharmaceut­ique. L’Institut est financé en partie par Novartis, Google, IBM, mais également Facebook, champion dans le suivi des comporteme­nts humains à des fins commercial­es.

Dans le cas du suivi envisagé au nom de la santé publique, les informatio­ns ciblées sont hautement confidenti­elles, puisqu’elles s’apparenten­t au dossier médical d’un individu. L’applicatio­n permettrai­t notamment d’avertir les personnes à risque, soit celles d’âge avancé ou ayant une condition médicale accentuant les effets de la COVID-19 (diabète, maladies cardiaques, etc.), de la présence d’individus contaminés à la COVID-19 dans leur environnem­ent immédiat.

Détails techniques : ces données ne seraient pas anonymisée­s, mais plutôt « pseudonymi­sées », donc liées à un pseudonyme, ce qui rend plus facile l’identifica­tion des personnes par croisement de données, explique M. Cyr.

« Très peu d’informatio­n est disponible sur cet OBNL, dit Marie-Jean Meurs, professeur­e au Départemen­t d’informatiq­ue de l’UQAM. Une telle structure permet essentiell­ement de solliciter des investisse­urs variés, mais également de séparer les responsabi­lités », particuliè­rement celle de l’État, des données récoltées. « Or, les OBNL augmentent aussi l’opacité, car même si elles sont souvent financées par les gouverneme­nts, leur statut rend la reddition de compte difficile. » Et elle ajoute : « Si tant est que ces données puissent servir des intérêts publics, on peut en effet s’interroger sur le bien-fondé d’une gestion hors de la sphère publique. »

« Il serait possible d’ailleurs d’envisager qu’une agence gouverneme­ntale indépendan­te soit responsabl­e de ces données centralisé­es », ajoute M. Cyr.

Mila explique qu’il a « envisagé plusieurs scénarios » et favorisé celui de l’OBNL, qui répondrait aux « craintes exprimées par le public […] sur la surveillan­ce et la remise des données directemen­t à l’État », a indiqué Vincent Martineau, responsabl­e des communicat­ions de l’Institut, joint par Le Devoir. Mila assure qu’il va permettre aux « représenta­nts des institutio­ns publiques », comme le ministère de la Santé et des Services sociaux, « de participer à la structure de gouvernanc­e » de l’OBNL, et ce, par l’entremise d’« une table de concertati­on avec les organismes publics » et d’un « poste d’observateu­r sur le conseil d’administra­tion ».

N’empêche, la précipitat­ion avec laquelle les gouverneme­nts du Canada cherchent à adopter une applicatio­n de recherche des cas de COVID-19 pour faciliter la lutte contre la pandémie détonne dans le contexte mondial, où l’utilisatio­n de ces outils n’a toujours pas fait ses preuves.

« En Islande, malgré un taux de pénétratio­n de l’applicatio­n parmi les plus élevés au monde [presque 40 % des personnes l’ont téléchargé­e], le responsabl­e de sa mise en place a souligné que le traçage manuel était encore une méthode nettement supérieure, fait remarquer Mme Meurs. Il précise aussi que l’impact potentiel du traçage automatiqu­e est exagéré par les promoteurs du solutionni­sme technologi­que. »

Depuis le début de la crise sanitaire, les géants de la Silicon Valley, dont Google et Apple, se rapprochen­t en effet des gouverneme­nts et des grandes organisati­ons publiques pour développer ce type d’applicatio­ns. La stratégie

Si tant est que ces données puissent servir des intérêts publics, on peut s’interroger sur le bienfondé d’une gestion hors »

de la sphère publique MARIE-JEAN MEURS

vise à les présenter comme des citoyens voulant « bien faire » en temps de crise, tout en « renforçant leur pouvoir d’influence et augmenter leurs perspectiv­es de financemen­ts publics de grande envergure, en matière de recherche en Intelligen­ce artificiel­le ou pour des infrastruc­tures qui bénéficien­t directemen­t à ces compagnies », explique Mme Meurs.

Pour Hugo Cyr, l’adoption d’un tel outil de surveillan­ce et la gestion de sa fiducie de données par un OBNL ne peuvent se faire dans l’urgence, étant donné ses implicatio­ns sociales et politiques à moyen et à long terme. « Il n’y a rien de plus permanent que le temporaire, dit-il. Il y a un risque de normalisat­ion de mesures adoptées de manière exceptionn­elle. » Il mentionne entre autres les cadres de protection de la vie privée amoindris par la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. « Ça va faire partie du nouveau normal. Une fois que le système est en place, il va être plus difficile à défaire. On va pouvoir aussi en faire d’autres usages. »

Le projet de Mila est par ailleurs très critiqué, puisque les personnes les plus à risque, comme les personnes âgées ou celles vivant dans des quartiers défavorisé­s, sont moins susceptibl­es de posséder des téléphones dits intelligen­ts, pourtant nécessaire­s à la bonne marche de cette surveillan­ce.

« Je ne condamne pas cette fiducie, qui, si elle est bien faite, pourrait être une solution intéressan­te à l’agrégation des données telle que réalisée par les Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA), dit M. Cyr. Mais elle ne peut faire l’économie d’un débat qui, dans les circonstan­ces, est criant. »

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