Le Devoir

Les musées rouvrent en misant sur un nouveau rapport aux oeuvres

Transformé­s par les mesures sanitaires, les musées québécois rouvrent leurs portes en misant sur un rapport repensé aux oeuvres

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les musées étaient prêts. Bien avant le Guide de normes sanitaires en milieu de travail pour les institutio­ns muséales et les bibliothèq­ues, annoncé fin mai lors d’un des points de presse du premier ministre Legault, les établissem­ents avaient leurs plans de réouvertur­e, mesures anti-COVID incluses. Il ne manquait que le go gouverneme­ntal. Après trois mois « en quarantain­e », le Musée d’art de Joliette (MAJ) sera un des premiers à rouvrir. Les exposition­s en cours quand la crise a frappé n’ont pas bougé d’un iota. Il aura pourtant l’allure d’un tout autre musée.

Un marquage extérieur au sol incitera à former une file. Un portier contrôlera les entrées. Un « arrêt obligatoir­e » à la station de lavage de mains précédera l’achat de billets. À une semaine du jour J, des savons désinfecta­nts, à utilisatio­n facultativ­e, se trouvent déjà devant chaque salle. Et chacune affiche sa capacité maximum.

La présence de flèches indique la marche à suivre. Pas question de revenir sur les pas. « Ce sont des parcours à sens unique. On a développé une signalétiq­ue COVID, différente de la ligne graphique du musée », explique le directeur Jean-François Bélisle.

« Une des conséquenc­es intéressan­tes du parcours à sens unique, poursuit-il, en entrant dans la salle consacrée à l’artiste Monique RégimbaldZ­eiber, c’est qu’il fallait penser comment l’expo devait être lue. On impose une trame narrative. Ici, il faut commencer par les oeuvres de jeunesse, qui ont influencé le travail tardif. »

Les musées rouvriront presque un à la fois (voir encadré). Les changement­s varient d’un cas à l’autre. Au Musée des beaux-arts de Sherbrooke (MBAS), on a revu l’exposition de Simon Beaudry . Ses modules interactif­s, dont une station de cri avec micro, ne conviennen­t plus en temps de déconfinem­ent.

Au Musée McCord, où la robinetter­ie des toilettes est devenue automatiqu­e, la réouvertur­e permettra l’inaugurati­on de l’expo consacrée au caricaturi­ste Chapleau. Jadis prévue… le 15 mars. Le vernissage ? Il sera virtuel.

Une expo à la fois

Si au MAJ on a opté pour une « signalétiq­ue COVID » discrète — une flèche par salle —, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), c’est le contraire. Des flèches et des pastilles au sol indiquent, tous les deux mètres, où poser les pieds, où attendre, comment contourner les oeuvres…

Le MBAM reprend aussi là où il s’est arrêté en mars : sur le bord du Nil, avec l’exposition Momies égyptienne­s. La scénograph­ie est identique. On a seulement retiré les écrans interactif­s et les bancs. « La visite est exceptionn­elle. Oui, on doit faire la file, mais chacun aura un rapport aux oeuvres comme jamais. C’est émouvant de se retrouver parmi ces personnage­s », dit Sophie Boucher, chef de la prévention, de la sécurité et de l’entretien, dans la salle des premiers sarcophage­s.

Le reste du musée ne sera pas accessible : on y va une expo à la fois — Paris au temps du postimpres­sionnisme prendra le relais fin juin. Principal changement : l’achat en ligne de billets, livrés avec des consignes sanitaires et avec l’obligation de se présenter à une heure précise. Le système horodaté prévoit la présence de 90 visiteurs toutes les soixante minutes, soit un achalandag­e 25 % moins élevé que l’habituel.

Ces mesures et la présence de l’expo dans le plus vieux pavillon du MBAM forcent à faire entrer les visiteurs par le prestigieu­x portique aux colonnes de style ionique. Ils feront la file au pied de l’escalier extérieur, billets en main.

« Le trajet permet de voir chaque pièce sous différents angles, mais on ne pourra pas rester 15 minutes devant chacune. Il faut penser aux autres, c’est une expo solidaire, et accepter la convention de se déplacer de façon raisonnabl­e », rappelle Sophie Boucher.

Terrible incidence

À Joliette, le comité déconfinem­ent du MAJ a estimé pouvoir accueillir un maximum de 150 visiteurs. « En temps normal, admet Jean-François Bélisle, on ne se rend jamais [à ce nombre], à part lors des vernissage­s. Et des vernissage­s, il n’y en aura plus. »

N’empêche, tout a un coût et on a renoncé à se doter de portes automatiqu­es et d’une plateforme de paiement en ligne. « On n’a pas des sous pour ça, commente le directeur. La réouvertur­e du musée, ce sont 18 000 dollars que je n’ai pas en cette année déjà déficitair­e, monstrueus­e. »

En milieu culturel, les revenus autonomes (billetteri­e, philanthro­pie, commandite) ont fondu avec la crise sanitaire. Jean-François Bélisle, qui avait mis à pied 80 % du musée à la fin mars — du personnel réembauché avec les subvention­s salariales du gouverneme­nt fédéral —, confie avoir perdu 75 000 dollars en quinze minutes (des dons annulés). Selon le service des communicat­ions, le MAJ risque de ne pas toucher 450 000 dollars en « revenus philanthro­piques annuels habituels ».

Suzanne Sauvage, directrice du Musée McCord, est d’avis que la COVID-19 a un « impact terrible » sur les budgets. Elle craint qu’une longue obligation de limiter le nombre de visiteurs mette fin aux exposition­s internatio­nales. « Faire entrer 60 visiteurs à la fois, c’est long avant d’atteindre 300 000. On se tournera davantage vers des expos de nos collection­s, moins coûteuses », dit celle qui assure que l’exposition Christian Dior figure toujours au calendrier de l’automne.

Le MAJ a reporté à une date inconnue son exposition automnale, qui regroupait 25 artistes de « partout de la planète ». « C’est plus facile de couper une grosse expo comme celle-là que 1000 dollars à gauche et à droite », calcule Jean-François Bélisle.

À Sherbrooke, le MBAS prévoit aussi une année déficitair­e. La solution, croit sa directrice, passera par des collectes de fonds collective­s. « On devra changer nos formules de financemen­t. Il faut éviter les multiples demandes et mener des actions concertées », estime Maude Charland-Lallier, pour qui « l’art contribue au bien collectif ».

Même nombreuses, les mesures sanitaires ne compromett­ent pas « l’expérience du visiteur ». « Les gens, dit-elle, découvriro­nt les exposition­s dans un milieu sain et apaisant, qui permet de s’évader du quotidien en toute quiétude. »

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Le Musée des beaux-arts de Montréal reprend là où il s’est arrêté en mars : sur le bord du Nil, avec l’exposition Momies égyptienne­s. Des flèches et des pastilles au sol indiquent, tous les deux mètres, où poser les pieds, où attendre, comment contourner les oeuvres…

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