Le Devoir

Confiné sur un navire durant plus de 100 jours

- ISABELLE PARÉ

Terre ! C’est ce qu’a crié mardi Nicolas Jelmoni, artiste de cirque coincé au large de Miami sur un navire de croisière, devenu passager de nulle part pendant plus de 15 semaines, ballotté sur les eaux turquoise d’une prison dorée où le droit de toucher terre était devenu un mirage.

« Enfin, je vais quitter ce bateau après 2 mois et demi de quarantain­e et voler vers la maison. On verra ce qui arrivera ! Je devrais quitter dans une heure ou deux » lançait-il hier, sur un des derniers messages envoyés depuis son compte Instagram.

L’histoire de Nicolas, acrobate originaire de Monaco, engagé par un cirque québécois pour donner des représenta­tions à bord d’un bateau de croisière de 2500 passagers, a débuté bien avant que ne se profile l’ombre d’une pandémie mondiale. Ce devait être un contrat de rêve. Le circassien et ses comparses de pistes

sont partis de Gênes en Italie, le 14 février, à bord de ce navire qui devait relier Liverpool avant d’entamer sa traversée transatlan­tique vers New York, pour filer vers la mer des Caraïbes. Or, un mois après le départ, au beau milieu de l’Atlantique, tout a basculé.

« On a reçu un message le 15 mars pour nous dire que l’escale à New York était annulée et le bateau dévié vers Miami », a-t-il expliqué, joint la première fois le 23 avril. Quelques jours plus tôt, les passagers et plusieurs des 1500 employés avaient pu quitter le navire, ainsi que la plupart de ses amis artistes.

Nicolas préfère alors rester à bord, plutôt que de retourner en Italie, là où les nouvelles sont apocalypti­ques fin mars. « Je me disais, ici, on est safe, on a la piscine, les gyms, on est nourris. Je me comptais chanceux d’être confiné ici près des Bahamas, alors que des gens étaient emprisonné­s dans leurs maisons », disait-il.

Ça, c’était avant que les centres pour le contrôle et la prévention des maladies des États-Unis (CDC) n’obligent le navire à rester au large des Bahamas, à 100 km de Miami, et confinent les passagers dans leurs cabines pendant 14 jours, sans droit de sortie. Et cela, même si aucun cas de COVID n’a été rapporté sur le bateau. Avec pour seul comparse un petit oiseau de mer venu se poser sur son balcon, Nicolas est déplacé seul dans une cabine de « passager », plus douillette. Joint fin avril, Nicolas faisait ses premiers pas dehors au soleil sur le pont, un bandana noué sur le visage. Malgré le couvre-feu et la distanciat­ion sociale, il était soulagé de pouvoir marcher. Enfin. De voir des collègues. D’être libre, ou presque.

Mais une fois la quarantain­e terminée, les États-Unis ont interdit à tout croisiéris­te de mettre pied à terre, ou de monter à bord d’un vol commercial. Interdit sur terre, persona non grata dans les airs. Ne restaient plus que les limbes du triangle des Bermudes où le navire est resté en rade, ballotté près de Great Isaac Cay, îlot désert des Bahamas.

Pendant plus de 100 jours sur l’eau, la crise sanitaire a plongé l’artiste monégasque dans un des plus exigeants numéros de contorsion de sa vie. Pour garder le moral, l’athlète a donné, deux fois par jour, des sessions de conditionn­ement physique intensives sur Instagram et continué son entraîneme­nt acrobatiqu­e.

Petit à petit, les derniers employés à bord ont été ramenés dans leurs pays. Il ne restait plus la semaine dernière que 150 travailleu­rs pour garder à flot ce géant des mers, la plupart résignés à passer le reste des jours à arpenter le pont, le regard masqué, perdu dans l’horizon.

« Le moral ? Ça va, disait-il. On arrête d’avoir trop d’espoir, car ça change à tout moment ».

Puis, une nouvelle est venue plomber le peu d’atmosphère restant dans ce village flottant déserté. Un employé philippin s’est enlevé la vie, raconte Nicolas. C’était le 6e suicide rapporté depuis le début mai sur les derniers navires de croisière toujours en sursis à travers le globe. Des navires où la croisière ne s’amuse du tout.

Selon des médias britanniqu­es, certains employés n’ont pas été payés depuis des semaines, en plus d’être coupés de tous liens avec leurs familles. Un travailleu­r indonésien du Vasco de Gama, amarré près de Londres, s’est jeté du 12e pont début mai, sur un porteconte­neurs. Dans d’autres navires, un ressortiss­ant philippin et une autre d’origine chinoise ont été retrouvés sans vie dans leurs cabines. Un barman ukrainien a quant à lui sauté par-dessus bord près de Rotterdam, et un employé polonais s’est jeté en pleine mer d’un bâtiment en rade dans les îles grecques.

« La vie est dure pour beaucoup de gens bloqués sur les bateaux. Nous, on a été très chanceux. On est choyés, très bien traités et on est tous payés. La compagnie fait tout pour nous ramener à la maison », confiait Nicolas jeudi dernier, qui a préféré taire le nom du cirque et de la compagnie qui l’embauchent. Après plus de 15 semaines passées en mer depuis Gênes, Nicolas n’espérait plus toucher terre avant la reprise annoncée des croisières à la mi-novembre. « Ça fera dix mois non-stop que je suis sur l’eau ! ».

Puis, la nouvelle qu’il n’attendait plus est tombée comme un orage d’été mardi avant midi. À deux heures d’avis, il allait pouvoir faire ses bagages et enfin descendre sur le plancher des vaches, à Miami, pour voler à destinatio­n de l’Europe. Énervé comme une puce, il a quand même convié ses abonnés sur Instagram à son dernier entraîneme­nt, livré (pandémie oblige) avec un masque depuis le pont. Puis il a rassemblé ses vêtements, sa guitare et fermé ses valises. Plus que jamais prêt à lever l’ancre.

« J’y croirais quand je serai rendu ! »

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