Le Devoir

Une page d’histoire s’écrit

- FABIEN DEGLISE

C’est la scène qui a forcé la question : pourquoi êtes-vous venu vous installer ici, sur ce banc, pour lire un livre ? Un roman de l’auteure américaine Jodi Picoult, en plus. My Sister’s Keeper. Une histoire de don de rein. Étrange.

Car c’était mardi après-midi à Saint-Paul, la jumelle de Minneapoli­s, juste à l’ouest de l’imposant Minnesota State Capitol, où des centaines de personnes, des jeunes dans la vingtaine et la trentaine pour la plupart, se sont rassemblée­s sous un soleil de plomb pour réclamer justice pour George Floyd. L’Afro-Américain a été tué le 25 mai dernier par asphyxie, le cou écrasé par le genou d’un policier blanc. Et Alex Liouzzi, fonctionna­ire dans le système scolaire de cet État, venait à peine de sortir de la foule, pour s’installer sur son banc.

Le mouvement populaire gagne en couleur et en force aux États-Unis pour mettre fin à 400 ans de discrimina­tion raciale

« J’avais besoin de venir réfléchir à tout ça, a-t-il dit, tout en refermant son livre et en souriant. Je suis introverti. » La voix des manifestan­ts portait jusqu’à nous en réverbérat­ion sur les bâtiments administra­tifs tout autour. Les leaders de la manifestat­ion scandaient, au pied de l’institutio­n lourdement protégée par les militaires de la garde nationale, leurs revendicat­ions : « pas de paix sans justice », la condamnati­on des policiers impliqués dans la bavure pour meurtre au premier degré, la fin de la discrimina­tion, la fin de l’impunité pour la police.

Ensemble, ils ont crié aussi le nom de la victime. Pour que personne ne l’oublie. « Les choses sont bien faites actuelleme­nt par ce mouvement, a dit Alex Liouzzi. J’étais là hier. Aujourd’hui, les porte-parole sont tous noirs. Et c’est bien. Les blancs doivent se mettre en retrait un peu, pour écouter ce qu’ils ont à dire. » Et puis, il a continué. « C’est la première fois que je participe à une telle manifestat­ion. Dans le passé, je ressentais la même colère vis-à-vis de ce genre de crime. Mais je la gardais à la maison. »

Un moment historique

Plus tôt, pas très loin du boulevard Rev Dr Martin Luther King Jr., figure du mouvement des droits civiques américains dans les années 60, qui traverse le parvis du Capitole, un couple dans la vingtaine, timide, avait dit la même chose : « C’est notre première manifestat­ion. On ne pouvait plus rester à suivre ça devant notre télé à la maison », a expliqué Nathalie. « Pour que les choses changent, il faut s’impliquer. Nous avons l’impression qu’une page d’histoire est en train de s’écrire », a

renchéri Alexander, ajoutant deux visages blancs de plus, masqués, sur ce mouvement désormais sans couleur en train de prendre de plus en plus d’ampleur dans ce coin du Midwest américain, comme ailleurs au pays.

« Une boîte de vers de terre a été ouverte avec ce meurtre, a laissé tomber Vernell Beal, un retraité de 71 ans, croisé sur le boulevard Plymouth en matinée, dans un quartier résidentie­l où aujourd’hui Noirs et Blancs cohabitent. La rue a été le théâtre d’affronteme­nts violents entre la police et les fidèles de Luther King en 1967. Lui, un Afro-Américain, n’était pas là. Il est arrivé dans les années 80. « Les Noirs se font abuser depuis plus de 400 ans. Tout le monde le sait. Vous le savez. Plus personne ne peut l’ignorer. Il est temps que cela s’arrête. Et les quatre policiers [impliqués dans la mort de George Floyd] doivent aller en prison. »

Police objet d’une enquête

Pour calmer les tensions des derniers jours, le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a fait un pas majeur en direction des manifestan­ts mardi en annonçant la tenue d’une enquête sur le départemen­t de police de Minneapoli­s pour la mort de George Floyd, enquête dirigée par la commissair­e aux droits humains de l’État, Rebecca Lucero. Elle devra entre autres examiner les politiques et procédures du corps policier sur les 10 dernières années pour déterminer s’il a eu des pratiques discrimina­toires à l’égard des personnes de couleur. Une première dans l’histoire de cet État. « Nous allons instaurer la paix dans les rues lorsque nous aborderons les problèmes systémique­s », a résumé Tim Walz en après-midi, sur les ondes de la radio nationale.

« Nous ne pouvons plus vivre divisés comme nous le faisons depuis si longtemps », a dit Sarah Fohrenkamm, une artiste blanche en train de mettre en peinture le nom de la victime sur une façade barricadée de l’Avenue Minnehaha, au coin de Lake East street, épicentre de la violence inouïe qui, la semaine dernière, a emporté dans les flammes les commerces alentour. Le poste de police où les 4 policiers responsabl­es de la bavure étaient en fonction y est passé aussi. Comme le bureau de poste.

Un décor surréel qui, six jours plus tard, faisait écho de manière intense à l’accusation lancée mardi par le candidat démocrate à la Maison-Blanche, Joe Biden, contre Donald Trump. Selon lui, le président américain a transformé les États-Unis en « champ de bataille ». « Il pense que la division l’aide » pour remporter la présidenti­elle du 3 novembre prochain, a affirmé Biden qui devance le milliardai­re dans les sondages.

Des cendres qui parlent

C’est au coeur de ce champ de bataille que Cornell Griffin a décidé de monter mardi une estrade, sur le stationnem­ent du Target, juste en face du poste de police incendié, pour haranguer les passants et les inviter à s’engager sur le chemin du changement en venant signer le bois de sa structure. « Ces ruines sont puissantes », a-t-il lancé, à la manière des preachers américains. Il est en fait le leader d’un mouvement civique né dans la foulée des émeutes de la semaine dernière. Voice from the Ashes. La voix des cendres. C’est son nom. « La paix viendra quand la justice sera rendue pour George Floyd, par la condamnati­on des quatre policiers pour meurtre au premier degré », a-t-il lancé. Celui au genou meurtrier et à l’oreille sourde face aux lamentatio­ns de Floyd est accusé de meurtre involontai­re. Les trois autres ont été licenciés.

Mais dans les rues de Minneapoli­s, ces sanctions et accusation­s sont toujours perçues comme n’étant pas assez sévères. « Si les Blancs sont aujourd’hui de plus en plus impliqués dans le mouvement de contestati­on, c’est que cette fois-ci, le meurtre est évident, dit Alex Liouzzi, assis à l’ombre d’un arbre près du Capitole. Ce n’est pas la première bavure dans l’histoire de ce pays. Mais par le passé, les blancs arrivaient à trouver des justificat­ions. La présence d’une arme. Un comporteme­nt violent. Mais là, il n’y a rien de tout ça, et c’est ce qui oblige les Blancs à se mobiliser et c’est ce qui pourrait bien faire de ce crime un point d’inflexion dans la lutte des Afro-Américains et de la majorité des Blancs de ce pays pour mettre fin à la discrimina­tion. »

Trocon Griggs, la trentaine, voulait aussi le croire, mardi, alors qu’il venait chercher de la nourriture sur le stationnem­ent de la Holy Trinity Lutherian Church, transformé en centre de distributi­on pour personnes dans le besoin. Et il a dit : « On ne peut plus subir toute cette violence. Le mépris a assez duré. C’est maintenant que cela vient de s’arrêter. »

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VALERIAN MAZATAUD LE DEVOIR Des milliers de personnes ont pris part à un rassemblem­ent en hommage à George Floyd, face au Capitole de l'État du Minnesota, à Saint Paul. Depuis plusieurs jours, le bâtiment est encerclé par la Garde nationale.
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À quelques coins de rue du poste de police où était affecté Derek Chauvin, le policier accusé du meurtre de George Floyd, le restaurant El Nuevo Rodeo a été incendié au cours d’une émeute. Une pelle mécanique a été appelée pour abattre les ruines encore fumantes.
2 À quelques coins de rue du poste de police où était affecté Derek Chauvin, le policier accusé du meurtre de George Floyd, le restaurant El Nuevo Rodeo a été incendié au cours d’une émeute. Une pelle mécanique a été appelée pour abattre les ruines encore fumantes.
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Des milliers de personnes ont pris part à un rassemblem­ent en hommage a George Floyd, face au capitole du Minnesota, à Saint Paul. Depuis plusieurs jours, le bâtiment est encerclé par la Garde Nationale.
1 Des milliers de personnes ont pris part à un rassemblem­ent en hommage a George Floyd, face au capitole du Minnesota, à Saint Paul. Depuis plusieurs jours, le bâtiment est encerclé par la Garde Nationale.
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Rassemblés devant le capitole de l’État, les manifestan­ts appellent à la fin du profilage racial.
PHOTOS VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR 3 3 Rassemblés devant le capitole de l’État, les manifestan­ts appellent à la fin du profilage racial.

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