Le Devoir

Il faut mieux protéger la musique de création

- Marianne Trudel

La musique m’a permis de me construire, d’exprimer, de communique­r, de donner… Beaucoup donner. Car la musique est un don : un don de soi.

Mais faudrait pas exagérer. Depuis quelques années, je me suis freinée très souvent dans ma créativité faute de vitrines, d’output. Comme une sorte d’autosabota­ge presque inévitable. Quelles sont les options ? M’endetter pour faire un autre disque de création qui finira dans mon sous-sol ou, au mieux, sera écouté gratuiteme­nt ? M’endetter pour produire une superbe vidéo live à partager gratuiteme­nt sur YouTube pour le plaisir des fans. Et puis, le Québec étant trop petit pour la création qui s’y trouve, je me suis fait dire plusieurs fois par certains diffuseurs et agents : « Tu as trop de projets. » Oui, j’en ai, des projets, des ensembles, des idées. Et j’en aurais cent fois plus si je ne me freinais pas, si le financemen­t était au rendez-vous, si les occasions de présenter cette musique étaient plus nombreuses, si les radios et médias nous appuyaient davantage, etc. Et puis là, PAF ! la COVID-19 frappe. Alors là, c’est la cata.

« Tu dois en profiter pour composer plein de trucs ces temps-ci ! » me disent mes amis. Non, rien. Niet. Nada. Le coeur n’y est pas. Le temps non plus. J’enseigne au cégep et Zoom, depuis deux mois, me donne le tournis. J’ai dû réinventer plusieurs cours, puis, l’enseigneme­nt à distance, c’est dix fois plus de travail. La chaleur humaine me manque. Je regarde mon piano et j’ai le vertige. À quoi bon composer lorsqu’on ne sait même pas quand nous serons sur une scène à nouveau et que personne ne paie pour écouter notre musique ?

Marre de ramer, marre de la gratuité de la musique, marre d’entendre les ministres nous dire que les artistes sont « tellement importants en temps de crise, ils nous font du bien », marre de ce cirque. À propos de cirque, 275 millions de dollars allongés par le gouverneme­nt du Québec pour le Cirque du Soleil ? Ça me dépasse… Pendant ce temps, les petits poissons nagent dans l’inconnu (et plusieurs sans PCU).

Je ne ferai pas de concert non plus dans un cinéparc, car la musique que je fais n’est pas commercial­e. Et, non, je n’ai pas les moyens de faire une superprodu­ction numérique et de la foutre sur le Net gratos. Je suis un petit poisson dans cet océan. Un petit acteur. Comme tant d’autres. « Faisnous donc un petit concert en Facebook live ! » me disent certains. Pas envie. Plus envie de fournir du contenu « gratuit ». Autosabota­ge, protestati­on, sorte de manifesto silencieux ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Plus envie de participer à ce qui nous mène droit contre le mur. Plus envie de travailler pour rien. Plus envie d’aller à mon piano. Et çà, c’est nouveau. Ça fait peur. Un artiste doit créer. Se réinventer, qu’ils nous disent ? C’est ce que j’essaie de faire depuis 30 ans.

Mais là, le gaz me manque. Le souffle, l’élan m’échappent.

Et puis, quoi dire à mes dizaines d’étudiants en musique qui ont grandi dans cette gratuité, qui n’ont jamais possédé de lecteur de disques et qui aspirent à faire leur chemin dans ce monde. Je crois en eux, je tente de leur donner confiance en eux, de les nourrir, de les inspirer et, en même temps, je vois ce qui les attend et j’ai peur, tellement peur. Pour eux, pour nous. Pour la survie de la musique vivante et de ces artisans. L’impression d’être de plus en plus invisible. Comme sur la photo de famille dans Retour vers le futur.

L’équilibre si fragile de la scène musicale québécoise et sa diversité ont besoin d’oxygène et d’horizon. Et de l’appui du public et des gouverneme­nts. Et chaque individu qui y participe a sa place et est important pour la vitalité de ce panorama. Les petits poissons comme les gros. On nage dans la même eau. Et tout le monde devrait avoir le droit de voir son travail reconnu de juste façon. Un cri du coeur : peut-être confus, peut-être dans tous les sens, mais un cri du coeur. Car un coeur j’ai encore. Pour quelque temps. Et je rêve de l’ouvrir encore à nouveau pour en partager les profondeur­s en me rendant vulnérable sur une scène, sur un enregistre­ment, ou dans une vidéo… Mais en me sentant respectée et reconnue dans mon travail et mon expérience. On peut faire mieux. On DOIT faire mieux comme société pour protéger la survie de cette musique de création. Une espèce en voie de disparitio­n.

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