Le Devoir

Une question de vie et de mort

- FRANCINE PELLETIER

Dans un monde qui a pourtant vu bien des horreurs, la lente suffocatio­n de George Floyd dans une rue passante d’une grande ville nord-américaine atteint un sommet. Il y a quelque chose de particuliè­rement traumatisa­nt dans l’image de ce policier agenouillé sur le cou d’un homme, l’air insouciant, la conscience manifestem­ent en bandoulièr­e, comme s’il n’enregistra­it pas son geste malgré les lamentatio­ns de sa victime (« Je ne peux pas respirer ! ») et les cris de passants (« Il ne bouge plus, laissez-le ! »).

On nous répète souvent que l’humanité est en constante progressio­n, que nos civilisati­ons se raffinent, que le monde est aujourd’hui moins cruel et moins violent. Nous cheminons, dit-on, vers la lumière. Mais voilà qu’il fait noir tout à coup. Cette image de cruauté inouïe n’est pas sans rappeler une autre image implacable, celle du chef de police de Saïgon sur le point de flamber la cervelle d’un sympathisa­nt Viêt Cong, en pleine rue, en 1968. Deux époques, deux morts en direct, deux montées aux barricades. Les manifestat­ions qui ne dérougisse­nt pas aux États-Unis actuelleme­nt, rappelant celles, mémorables, d’il y a 50 ans, n’ont pas seulement comme cible la dernière statistiqu­e de brutalité policière. Comme les manifestat­ions contre la guerre au Vietnam jadis, on assiste à une révolte devant l’injustice, à un vase qui déborde face à des politiques discrimina­toires et sanguinair­es. Un vertige que la crise mondiale actuelle ne fait qu’alimenter.

Signe des temps, le même jour où un policier blanc asphyxiait un homme noir — supposémen­t pour avoir fait circuler un faux billet de banque — une femme blanche dénonçait à la police un autre homme noir après que celui-ci lui a demandé de mettre son chien en laisse. Devant un refus de se plier aux règlements, l’ornitholog­ue et habitué de Central Park, Christian Cooper, s’est alors mis à filmer le chien et sa maîtresse à l’aide de son téléphone. « J’appelle la police pour dire que ma vie est actuelleme­nt menacée par un Afro-Américain ! », crie aussitôt Amy Cooper (aucune relation avec le supposé agresseur), devenant de plus en plus agitée au fur et à mesure qu’elle s’entretient avec le 911.

Heureuseme­nt, l’histoire se termine beaucoup mieux pour Christian Cooper que pour George Floyd. Il n’y aura pas d’arrestatio­n musclée dans son cas et son accusatric­e se verra même obligée de s’excuser après que l’altercatio­n a fait le tour des réseaux sociaux et qu’elle ait été congédiée par son employeur.

Cette querelle peut paraître banale en comparaiso­n à la mort tragique d’un homme. Elle ne l’est pas. Cette fausse accusation d’Amy Cooper est l’alpha, et l’exécution publique de George Floyd, l’oméga d’un même système raciste. Aux États-Unis, c’est au nom de la protection des femmes blanches que les lois ségrégatio­nnistes se sont érigées. « Après la guerre civile, à la suite de l’abolition de l’esclavage, les politicien­s blancs ont utilisé la peur du viol de femmes blanches par des Noirs comme moyen de codifier la terreur raciale […] Le carnage devint de la chevalerie », écrit le chroniqueu­r du New York Times Charles E. Blow.

Des exemples de l’instrument­alisation de la vertu des femmes pour intimider la communauté noire abondent aux États-Unis, dont l’histoire de George Stinney Jr, condamné en 1944 à la chaise électrique après avoir été faussement accusé du viol de deux jeunes blanches. Son procès dura quelques heures seulement et le jury, entièremen­t composé d’hommes blancs, délibéra pendant à peine 10 minutes avant de le reconnaîtr­e coupable. George Stinney avait seulement 14 ans au moment de son exécution. Des images du film qui raconte cette histoire circulent sur les réseaux sociaux actuelleme­nt. Et pour cause. Le système de terreur qui tient les AfroAméric­ains en laisse est une vieille histoire.

Cette histoire, bien qu’exacerbée et particuliè­rement criante chez nos voisins, n’est pas exclusive aux États-Unis, faut-il le rappeler. Le racisme consiste à voir ceux qui ne nous ressemblen­t pas comme étant étrangers à soi, une distorsion répandue. « Quand vous voyez les gens différemme­nt, vous les traitez différemme­nt », dit l’ex-policière noire et représenta­nte démocrate, Val Demings. À noter d’ailleurs que les manifestan­ts anti-confinemen­t, majoritair­ement blancs et parfois armés jusqu’aux dents, n’ont pas du tout été incommodés lors des dernières semaines. On n’a pas cherché à contenir leur mécontente­ment et le président américain s’est bien gardé de les traiter de

« voyous ». Alors que les manifestan­ts antiracist­es, eux, sont attendus de pied ferme, police antiémeute, gaz lacrymogèn­es et couvre-feux à l’appui. Et bientôt, l’armée ?

Craignant le pire, tous les regards se tournent maintenant vers les États-Unis. Maître de la division, jouant un Néron obnubilé par le feu à sa porte, Trump semble prêt à souffler sur les flammes pour assurer sa réélection. Faudra-t-il arrêter de compter les morts causées par la pandémie pour mieux compter ceux de cette nouvelle conflagrat­ion ?

Cette fausse accusation d’Amy Cooper est l’alpha et l’exécution publique de George Floyd, l’omega d’un même système raciste. Aux États-Unis, c’est au nom de la protection des femmes blanches que les lois ségrégatio­nnistes se sont érigées.

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