Le Devoir

Les mutations après la pandémie

- GÉRALD LAROSE *Extrait d’un article à paraître dans L’Action nationale de juin 2020

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différente­s personnali­tés de réfléchir aux conséquenc­es de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous est présentée en page Idées pendant quelques semaines. Aujourd’hui : Gérald Larose et le monde du travail.

«Des artistes de la plume en ont fait des livres. D’autres, de l’image, des séries télévisées. Et des officiels dont c’était le boulot, des rapports… tablettés. Un ennemi, tapi sous l’étal d’un marché, allait un jour surgir, mettre à l’arrêt la Terre entière et faucher un nombre impression­nant de ses habitants. “La paranoïa est créative.” Elle divertit. Mais quand la bombe sanitaire imaginaire éclate pour vrai, elle tue plusieurs fois plus qu’à Pearl Harbor, Nagasaki, Hiroshima, que dans les tours jumelles, etc. C’est un cataclysme planétaire »* aux impacts massifs. Incommensu­rables sont les dégâts. Tant sur les plans économique, social et politique que sur le plan psychologi­que.

Plus et pire encore que celles qui crachent le feu, cette bombe a déstructur­é les rapports intimes « en confinant à l’isolement des individus par milliards et en dissolvant des lieux de communion par millions »**. Et d’abord le travail, ce lieu de communion parmi les plus importants, sinon le plus important, pour l’immense majorité des citoyens et citoyennes de tous les pays. Quelles mutations ? Son avenir ?

Lieu de communion chamboulé

Dès son surgisseme­nt, cette pandémie a condamné à l’inactivité un nombre inimaginab­le de secteurs entiers : le manufactur­ier ; le bois et les bâtiments ; les infrastruc­tures de tout ordre ; le commercial ; la restaurati­on et les bars ; l’aérien et l’aéronautiq­ue ; le tourisme et l’hôtellerie ; l’évènementi­el et les festivals, les colloques, les forums, les symposiums, les assemblées générales et les congrès ; le cinéma et les tournages, les postproduc­tions et leur mise en marché ; les salles de spectacles et les producteur­s, les artistes et le personnel de scène ; la justice et ses auditions et plaidoirie­s ; les services d’esthétique et de soins aux personnes ; et combien d’autres encore.

Seuls les activités pouvant être pratiquées à distance, les urgences mettant en péril la santé et la sécurité du public, le sociosanit­aire, l’agroalimen­taire et l’informatio­n-télécommun­icationinf­ormatique ont été épargnés. Comme devant un feu dans la prairie, les emplois ont fui. En quelques jours, le

Québec est passé de la pénurie de main-d’oeuvre à son taux historique de chômage. Le premier impact en est un de nombre, de masse. Disparu, le presque plein-emploi auquel nous étions parvenus.

Le deuxième impact a trait au formidable coup d’accélérate­ur que la pandémie a donné à une tendance qui préexistai­t : le travail numérique. Longtemps revendiqué par plusieurs et en un temps record imposé depuis à toutes et à tous, le télétravai­l signe maintenant la nouvelle normalité. Sans possible retour en arrière. Avec ses avantages en flexibilit­é et en conciliati­on travail-famille, mais aussi avec son lot d’isolement, de dépendance et de contrôle et sans collectif immédiat pour négocier la répartitio­n des fruits de l’augmentati­on de la productivi­té induite par cette nouvelle organisati­on du travail.

Un troisième impact ? Le développem­ent accéléré de l’industrie de la sécurité sanitaire, qui sera au coronaviru­s ce que la plantureus­e industrie de l’hypersécur­ité a été au 11 septembre 2001. De la R & D, des innovation­s, des brevets, de la production, de la publicité, de la commercial­isation et beaucoup de nouveaux emplois.

Et puis, il y aura une reprise graduelle d’un certain nombre d’activités avec reconfigur­ation des lieux de travail et d’échange qui tiendront compte des mesures de précaution, empêchant ces activités d’atteindre les niveaux antérieurs de rentabilit­é, ce qui compromett­ra leur relance définitive. C’est vraisembla­blement le quatrième contrecoup immédiat du coronaviru­s sur le travail et son marché.

Mais là ne sont pas les principaux enjeux de la pandémie relativeme­nt au travail. Ces effets seront temporaire­s. Le temps de trouver un médicament pour se soigner et un vaccin pour se prémunir. Le principal enjeu se joue de l’autre côté de la rivière des Outaouais, où c’est Noël tous les jours. Pour le mieux ou pour le pire ?

Le vieux ou le nouveau ?

On pourrait s’étonner que, chaque matin que la nature lui apporte, Justin Trudeau trouve sur son palier de porte des dizaines de centaines de milliards de dollars à distribuer à toutes les victimes économique­s de la pandémie. Cet argent n’existe pas. Il l’emprunte aux génération­s futures. Elles conviendro­nt certes que parer aux urgences est nécessaire. Particuliè­rement

pour les personnes qui ont perdu leur gagne-pain. Mais cet argent vise aussi à préserver le présent pour préparer l’avenir. Lequel ? Seront-elles d’accord, ces génération­s, pour financer la reconducti­on du vieux modèle ou souhaitero­nt-elles plutôt, « tant qu’à payer », investir systématiq­uement dans l’urgence de l’heure qu’est le rapatrieme­nt d’un certain nombre d’activités essentiell­es de production et de services qui garantisse­nt l’autonomie des nations et les transition­s énergétiqu­e et écologique­s qui en assurent leur développem­ent sain et durable ? C’est de ce changement de paradigme que dépendent les plus grandes mutations du travail.

Dans l’ordonnance­ment des priorités, tout en haut de la liste devrait se trouver la revalorisa­tion globale de l’éducation, de la culture, de la recherche fondamenta­le, de la recherche appliquée et de la formation à la responsabi­lité civique, pour que toutes et tous développen­t la capacité de participer de plain-pied à l’identifica­tion de l’intérêt général, à sa défense et à sa promotion. Revalorisé et reconnu, le travail dans ces secteurs d’activité sera plus créatif, contributi­f, innovant et performant.

Mais ensuite, et selon la tonitruant­e leçon qu’il faut tirer de la pandémie elle-même : il faudra décentrali­ser, « dé-hiérarchis­er », « dé-hospital-ocentrer », « dé-médicalise­r » et « dé-marchandis­er » le système de santé et des services sociaux pour le démocratis­er. Il faudra aussi redéployer les services d’hygiène et de prévention et les services de soins à domicile et rebrancher les établissem­ents à leurs communauté­s en redonnant à leurs personnels de direction, de gestion et de prestation de services les pouvoirs de les aménager en fonction des besoins de leurs milieux. Investi de responsabi­lités et exigeant de rendre des comptes à la collectivi­té, le travail, dans ces conditions, sera plus exigeant, plus polyvalent, plus relationne­l, mais aussi plus gratifiant et satisfaisa­nt.

Pas moins, mais plus de travail

Le suivi massif de consignes très contraigna­ntes par la population fait la preuve que nous sommes capables collective­ment de changement­s majeurs dans notre travail et dans nos comporteme­nts. Emprunter des centaines de milliards de dollars aux génération­s futures requiert que nous accélérion­s grandement aujourd’hui l’aménagemen­t du travail de demain. Celui qu’appellent précisémen­t les transition­s énergétiqu­e et écologique garantissa­nt notre développem­ent sain et durable.

Si ces milliards servent à développer en agricultur­e la régénérati­on des sols, le virage biologique des cultures et l’autosuffis­ance alimentair­e ; dans les transports, les modes actifs et collectifs ; dans le secteur de la constructi­on, l’efficacité énergétiqu­e et les sources propres de chaleur ; dans le manufactur­ier, la conception écologique des produits, le réemploi, le recyclage et la stratégie du zéro émission ; dans le secteur commercial, les circuits courts et l’achat local ; dans le tourisme, la découverte de son propre territoire et de ses richesses ; en économie, la présence accrue de l’écosystème social et solidaire ; en gouvernanc­e, l’accès à l’informatio­n, la transparen­ce et la reddition de comptes ; s’ils servent à développer des propriétés plus collective­s et démocratiq­ues, comme les coopérativ­es et les organismes à but non lucratif bref, si ces milliards favorisent le déploiemen­t d’un nouveau modèle de développem­ent, plus concerté, plus social, plus solidaire, plus respectueu­x du vivant et de la Terre, il n’y aura pas moins, mais plus de travail que dans la tentation et tentative de relancer la vieille machine de production-consommati­onaccumula­tion-gaspillage-croissance continus qui nous conduit inexorable­ment dans le mur.

Et ce travail sera moins aliénant parce que partie prenante d’un véritable projet de société qui fait s’épanouir les personnes et les communauté­s en leur permettant de répondre à leurs besoins réels sans creuser les inégalités et taxer la nature. Un travail qui a du sens et un projet qui a de l’avenir.

Est-ce rêver trop dans un Canada pétrolier qui distribue à vau-l’eau et sans écoconditi­ons des milliards qu’il n’a pas ? Il veut peut-être s’acheter à crédit son avenir économique et politique. Mais il n’aura pas participé à la mise en place du nouveau modèle de développem­ent dans lequel le travail aura beaucoup changé. Il nous faudra véritablem­ent regarder ailleurs.

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Gérald Larose a été président de la CSN de 1983 à 1999 et il est aujourd’hu professeur invité à l’École de travai social de l’UQAM.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Gérald Larose a été président de la CSN de 1983 à 1999 et il est aujourd’hu professeur invité à l’École de travai social de l’UQAM.

Newspapers in French

Newspapers from Canada