Le Devoir

Des technocrat­es algocrates

Crises sociales et idéologies scientiste­s : Thorstein Veblen combinait une vision élitiste de décideurs éclairés et un socialisme utopique

- Yves Gingras Professeur, Départemen­t d’histoire (UQAM)

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

Les crises sociales sont propices à l’invention d’idéologies fondées sur la croyance en une solution miracle aux maux qui nous frappent. Parmi ces solutions, on trouve des propositio­ns fondées sur la rationalit­é, la science et la technologi­e. Des techniques et méthodes utiles sur le plan pratique pour répondre à des problèmes précis se radicalise­nt parfois jusqu’à devenir des idéologies prônant quelque panacée censée rendre le monde meilleur.

Ainsi, pendant la Révolution française, des savants renommés en sont venus à vouloir « rationalis­er » jusqu’au calendrier. Ils proposèren­t le plus sérieuseme­nt du monde un système décimal jugé plus « rationnel » que le système sexagésima­l (24 heures, 60 minutes, 12 mois) remontant aux Babylonien­s. Chaque mois révolution­naire comptait 30 jours et non plus 29, 30 ou 31, chacune des quatre saisons était renommée pour refléter les cycles de la nature : vendémiair­e rappelant les vendanges, frimaire, les froids de l’hiver, germinal, la germinatio­n, etc. Comme c’est souvent le cas avec ce genre de fièvre révolution­naire, l’idée n’a pas survécu et peu de gens se souviennen­t aujourd’hui de cette élucubrati­on savante. Pourtant, à la toute fin du XIXe siècle, le mathématic­ien de génie Henri Poincaré participai­t encore à une commission du Bureau français des longitudes chargée de la décimalisa­tion du temps, autre idée vite abandonnée.

Le monde rationnel

En 1919, le mot « technocrat­ie » faisait son apparition dans le champ intellectu­el américain. Comme son étymologie l’indique, l’idée qu’il nomme se veut une solution de remplaceme­nt à la démocratie, jugée dépassée par certains dans le contexte du nouveau monde industriel en expansion. Il fallait remplacer le pouvoir (du grec kratos) du peuple (demos) par celui du technicien (techne) et, en pratique, de l’ingénieur. La technocrat­ie serait ainsi la nouvelle société rêvée dans laquelle les décisions politiques importante­s seraient prises par des ingénieurs.

L’idée reposait implicitem­ent sur la fusion de la science, de la technologi­e et du politique, sphères pourtant considérée­s — encore de nos jours — comme relativeme­nt autonomes. Car si les sciences peuvent éclairer les choix sociaux, la complexité du monde et la multiplici­té des voies possibles sousdéterm­inées par les connaissan­ces scientifiq­ues impliquent que les orientatio­ns de la société soient le fruit de débats et de décisions relevant du politique, donc de l’ensemble de la cité (polis).

L’un des penseurs qui ont le plus influencé le mouvement technocrat­ique de l’entre-deux-guerres est Thorstein Veblen (1857-1929), économiste, sociologue et critique social du capitalism­e américain. Veblen considérai­t les hommes d’affaires et les financiers comme des êtres oisifs. Il pensait que ce sont plutôt les connaissan­ces scientifiq­ues et techniques qui sont la source véritable de la productivi­té industriel­le.

Veblen s’est donc fait le promoteur des ingénieurs, qui étaient, selon lui, au coeur du développem­ent industriel. Ses réflexions sur ce thème s’affinèrent au contact d’ingénieurs membres de la Société américaine de génie mécanique (ASME), comme Morris L. Cooke et Henry L. Gantt — deux disciples de Frederick W. Taylor, fondateur du « management scientifiq­ue » (taylorisme) —, qui pensaient que la profession d’ingénieur n’était pas reconnue à sa juste valeur, alors qu’elle incarnait le savoir à la base du monde industriel moderne.

Influencé par la récente révolution soviétique, Veblen proposa même en 1919 la création d’un « Soviet de technicien­s ». Il réunit ses réflexions dans son dernier ouvrage paru en 1921 : Les ingénieurs et le système des prix. Il y affirme avec optimisme que, « si les experts de la production avaient les mains raisonnabl­ement libres, ils augmentera­ient facilement aujourd’hui le rendement ordinaire de l’industrie de 300 % à 1200 % ». Veblen combinait ainsi une vision élitiste de décideurs éclairés et un socialisme utopique. La révolution qu’il espérait verrait la société nouvelle dirigée par les ingénieurs, et non par ce qu’il considérai­t comme des financiers corrompus et autres investisse­urs inactifs.

Les ingénieurs du social

Au moment où Veblen formule ses idées, l’économie américaine est en dépression, mais la reprise de 1922 perdure et donne l’impression aux économiste­s de l’époque de ne jamais devoir s’arrêter, ce qui relègue ses discours réformiste­s dans l’ombre. La Grande Dépression de 1929 ravive cependant l’intérêt pour des solutions radicales et le mouvement technocrat­ique reprend vie, sans Veblen toutefois, qui décède le 3 août 1929. Les promoteurs initiaux se regroupent alors sous la bannière de la « technocrat­ie » et reprennent le flambeau, leurs discours rendus plus visibles par des médias réceptifs aux propositio­ns de solutions simples à une crise inouïe.

Tout comme les savants de 1789 voulaient réformer le calendrier, certains ingénieurs des années 1930, critiques comme Veblen du système capitalist­e des prix fondés sur la monnaie, voulaient redéfinir la mesure de la valeur des biens par des unités d’énergie, les « erg » remplaçant ainsi le dollar comme mesure objective de la valeur. En 1933, Walter Rautenstra­uch, professeur de génie industriel à Columbia, très actif dans le mouvement technocrat­ique, pensait même sérieuseme­nt que les ingénieurs pouvaient réorganise­r la société de telle sorte qu’il n’y ait plus de lutte des classes.

Probableme­nt trop élitistes, ces discours radicaux retombèren­t dans l’oubli après quelques années, éclipsés par le « New Deal » de Roosevelt. Mais cela n’empêcha pas les « ingénieurs du social » de continuer à avancer plusieurs utopies dans les décennies suivantes. Pensons à la cybernétiq­ue des années 1950, qui a engendré à son tour une utopique « société cybernétiq­ue ».

Ce qui a changé depuis l’invention du terme « technocrat­e », c’est que ce ne sont plus les ingénieurs mécaniques, grands experts de la production industriel­le classique, qui incarnent la nouvelle idéologie qui se veut le reflet du monde actuel, mais bien les informatic­iens et autres ingénieurs du monde numérique, qui sont nombreux à croire que leurs technologi­es vont enfin résoudre les problèmes sociaux et économique­s d’une société « branchée » et « connectée » grâce à Internet. Mais là où Veblen et ses épigones imaginaien­t un monde socialiste, une grande partie des nouveaux idéologues de la « révolution Internet » penche plutôt vers des idéologies individual­istes, libertarie­nnes et antiétatiq­ues.

Le rêve de faire disparaîtr­e les intermédia­ires — dont l’État — entre des individus souverains s’incarne depuis environ une décennie dans de nombreux discours d’informatic­iens et dans la sous-culture des « hackers ». Ce lien soi-disant direct entre individus s’incarne aussi dans la rhétorique de « l’économie du partage », qui donne l’illusion de « partager » alors qu’il s’agit plus prosaïquem­ent de créer un intermédia­ire supplément­aire entre le client et celui qui offre le service payant de manière à s’approprier une partie des bénéfices jusque-là réservés à l’entreprise qui rend effectivem­ent le service.

Autre incarnatio­n du rêve numérique : l’idée que les téléphones cellulaire­s et les échanges sur Internet vont stimuler la démocratie directe et contourner les États autoritair­es. C’était oublier un peu trop vite la force des méthodes de répression classiques et très matérielle­s qui ont permis d’écraser sans pitié le Printemps arabe et d’autres velléités de libération populaire. Enfin, pensons aux informatic­iens libertarie­ns créateurs du « darknet », qui permet d’échapper aux lois et règles des différents États au nom de la liberté individuel­le. Ils font aujourd’hui surtout la joie des diverses mafias, des narcotrafi­quants et des marchés sexuels délinquant­s. Le tout est complété par une autre « innovation », le très énergivore bitcoin, une cryptomonn­aie très utile au blanchimen­t d’argent et aux spéculateu­rs.

L’émergence des algocrates

La crise sanitaire actuelle n’a pas manqué, elle non plus, de faire apparaître des solutions technojovi­alistes et une autre idéologie technicist­e. Il était en effet prévisible qu’émergeraie­nt dans un tel contexte des agents faisant la promotion de solutions techniques pour résoudre des problèmes sociaux. Les solutions proposées étant à peu près toutes fondées sur la production d’algorithme­s soi-disant « intelligen­ts », il paraît logique de nommer la nouvelle idéologie « algocratie » et ses promoteurs les « algocrates ».

Là où les technocrat­es remettaien­t volontiers le pouvoir aux ingénieurs, donc à des personnes considérée­s comme détenant un savoir supérieur aux citoyens, politicien­s y compris, les algocrates semblent considérer que le pouvoir peut être délégué aux objets techniques eux-mêmes, les algorithme­s prenant les décisions à la place des citoyens et des élus. Ces algorithme­s, bien qu’échappant au contrôle des individus, auraient néanmoins, dit-on, la faculté de créer de nouvelles solidarité­s sociales, comme si les citoyens n’avaient pas la capacité d’agir pour générer eux-mêmes des liens sociaux. Il est à prévoir que l’« Internet des objets », dont on ne cesse de clamer les bienfaits, soit surtout un « Internet des gadgets », aussi utile que le démarreur à distance des autos du siècle dernier… mais autrement plus cher.

Il est bien sûr trop tôt pour que l’historien puisse savoir si l’algocratie et ses algocrates remplacero­nt la « vieille » et toujours imparfaite démocratie et ses délibérati­ons souvent chaotiques entre élus et citoyens. Mais à la lumière des avatars passés des idéologies technicist­es récurrente­s, on peut espérer qu’une saine vigilance permettra de s’en tenir à l’opinion de Churchill qui disait que la démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres. Y compris les diverses « craties » sans « demos » censées, dans l’esprit de certains, dissoudre le politique dans le technique pour enfin voir naître le « meilleur des mondes possibles » que Leibniz croyait pourtant avoir été créé par Dieu lui-même.

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