Policer la police
Les leçons tragiques des interventions policières qui font mille morts par année aux États-Unis
Au petit matin, dans une métropole agitée depuis des semaines par des manifestations, un policier chargé de la circulation intervient à un carrefour jonché de débris. La tension monte. Des gens l’entourent. Il sort son arme et la pointe sur un jeune manifestant. Les deux s’empoignent tandis qu’un autre jeune s’approche. Le policier lui tire à bout portant dans l’abdomen puis fait feu deux autres fois.
La chaussée est maculée de sang. La scène captée, largement visionnée, stimule de nouvelles protestations. Le citoyen gravement blessé s’en sort vivant et le policier n’est pas blâmé par les autorités.
Ce cas bien réel s’est déroulé à Hong Kong en novembre, après cinq mois d’une exceptionnelle mobilisation prodémocratie. La ville rassemble environ 7,5 millions d’habitants. Finalement, au bout de l’année 2019, malgré ce tragique incident et des manifestations à profusion, la police du territoire n’avait tué aucun de ses citoyens.
La répression chinoise se poursuit par bien d’autres moyens, y compris par l’emprisonnement arbitraire. La pandémie a donné l’occasion à Pékin d’accentuer la chasse aux leaders prodémocratie. Toutefois, sur ce point précis des tirs de police, les forces de l’ordre hongkongaises semblent pouvoir donner des leçons de l’autre côté du Pacifique.
En tout cas, le contraste est frappant avec les États-Unis. Selon les derniers comptes proposés par le Washington Post, chaque année depuis cinq ans, les policiers américains tuent par balle environ 1000 citoyens. Le total était de 1004 précisément en 2019. Le mois dernier seulement, les policemen du pays ont tué 110 personnes. Et, toutes proportions gardées, les Afro-Américains sont 2,5 fois plus représentés que les Blancs parmi les victimes.
La police américaine n’a pas le monopole ni le record dans ce triste domaine, loin de là même. L’an dernier, la police brésilienne a tué environ 6200 personnes, faisant ainsi dix fois plus de morts (30) par million d’habitants qu’aux États-Unis (3). N’empêche, selon ce calcul morbide, la police américaine déployée à Hong Kong aurait pu faire plus de vingt morts l’an dernier.
Les trois t
Alors pourquoi ? Que nous dit cette comparaison ? Le professeur Lawrence W. Sherman, de l’Université Cambridge, sommité mondiale des études de criminologie sur les forces policières, la propose et en tire trois défis en introduction d’un récent numéro spécial des Annals of the American Academy of Political and Social Science (volume 687, no 1, janvier 2020).
« 1. Aux États-Unis, le problème central du recours à la force meurtrière par la police n’est pas la légalité, mais la nécessité perçue ; 2. Les tirs “inutiles” ont des causes bien au-delà de la décision de tirer prise en une fraction de seconde ; 3. La légitimité de la police peut être perdue même avec de faibles taux de fusillades mortelles. »
Le professeur Sherman est le fondateur de l’evidence-based policing qui cherche à refonder les politiques policières sur la recherche empirique en ciblant les réformes les plus prometteuses, en testant les innovations, en surveillant leur adoption, ce que résume la formule des trois t : targeting, testing, tracking. La synthèse qu’il dirige propose une quinzaine de travaux dans cette veine.
Ces enquêtes arrivent parfois à des résultats troublants. Le professeur Greg Ridgeway, de l’Université de Pennsylvanie, analyse une centaine d’interventions pendant lesquelles des policiers new-yorkais ont fait usage de leurs armes entre 2004 et 2006. Dans ce groupe, les haut gradés et les recrues tiraient moins souvent et les policiers noirs, plus souvent que les policiers blancs…
Toutes les recherches pratico-pratiques pointent aussi vers l’idée générale qu’il n’y a pas de solution miracle pour réduire la violence policière. Certaines mesures conservent leur pertinence et peuvent améliorer grandement la qualité et l’éthique des services. N’empêche, à l’évidence, au total, ni les caméras filmant les interventions, ni les formations à la désescalade, ni les contrôles accrus des citoyens de la police, ni certaines excuses des haut gradés, ni même l’usage restreint des armes (par exemple pour interdire à la police de tirer sur un véhicule en mouvement, comme c’est le cas maintenant) n’ont réduit substantiellement le nombre des personnes tuées par la police aux États-Unis.
Réformer ou refondre ?
Le nombre de policiers tués ne diminue d’ailleurs pas non plus. Dans son propre texte du dossier, David Klinger, professeur de criminologie à l’Université du Missouri, rappelle qu’un agent des États-Unis risque 35 fois plus de se faire tuer en devoir qu’un collègue allemand. Le rapport de 35 pour 1 est d’ailleurs grosso modo le même pour un citoyen de se faire tuer par la police.
M. Klinger analyse les théories dites des accidents organisationnels pour comprendre cette violence armée. Il s’interroge sur le sentiment d’urgence présent dans le système d’intervention dès l’appel de service. Le policier arrive souvent sur le terrain de crise surchargé émotionnellement, apeuré et fatigué, réticent à prendre le temps de désamorcer les tensions, prompt à tirer en pensant se protéger lui-même. C’est ce qui semble être arrivé à Hong Kong en novembre dernier. C’est de la mauvaise gestion de crise.
Le professeur Klinger, lui-même un ancien membre des forces d’intervention de Los Angeles (LAPD SWAT,) a été « extrêmement choqué » par la vidéo de l’arrestation et de la mort de George Floyd à Minneapolis le mois dernier. « Les policiers des États-Unis sont entraînés depuis des décennies à ne pas maintenir de personnes arrêtées de cette façon, encore moins quand cette personne se plaint de ne pas pouvoir respirer, dit-il en entrevue au Devoir. Cette arrestation était très pénible à regarder. Je souhaite bien que ça ne se reproduise jamais, parce que ce qu’on a vu n’a littéralement aucun sens. »
Cela dit, le criminologue ne veut pas s’engager dans le débat sur la réforme ou la refonte de la police, sur la possibilité de changer les pratiques policières ou la nécessité de mettre le système policier à plat pour ensuite le reconstruire sur de nouvelles bases. « Je ne sais pas vraiment ce que l’opposition entre réformer ou reconstruire signifie, dit-il. J’ai entendu des gens demander l’abolition de la police sans donner de détails. Je voudrais voir une proposition concrète avant de me prononcer. »