Le Devoir

Policer la police

Les leçons tragiques des interventi­ons policières qui font mille morts par année aux États-Unis

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Au petit matin, dans une métropole agitée depuis des semaines par des manifestat­ions, un policier chargé de la circulatio­n intervient à un carrefour jonché de débris. La tension monte. Des gens l’entourent. Il sort son arme et la pointe sur un jeune manifestan­t. Les deux s’empoignent tandis qu’un autre jeune s’approche. Le policier lui tire à bout portant dans l’abdomen puis fait feu deux autres fois.

La chaussée est maculée de sang. La scène captée, largement visionnée, stimule de nouvelles protestati­ons. Le citoyen gravement blessé s’en sort vivant et le policier n’est pas blâmé par les autorités.

Ce cas bien réel s’est déroulé à Hong Kong en novembre, après cinq mois d’une exceptionn­elle mobilisati­on prodémocra­tie. La ville rassemble environ 7,5 millions d’habitants. Finalement, au bout de l’année 2019, malgré ce tragique incident et des manifestat­ions à profusion, la police du territoire n’avait tué aucun de ses citoyens.

La répression chinoise se poursuit par bien d’autres moyens, y compris par l’emprisonne­ment arbitraire. La pandémie a donné l’occasion à Pékin d’accentuer la chasse aux leaders prodémocra­tie. Toutefois, sur ce point précis des tirs de police, les forces de l’ordre hongkongai­ses semblent pouvoir donner des leçons de l’autre côté du Pacifique.

En tout cas, le contraste est frappant avec les États-Unis. Selon les derniers comptes proposés par le Washington Post, chaque année depuis cinq ans, les policiers américains tuent par balle environ 1000 citoyens. Le total était de 1004 précisémen­t en 2019. Le mois dernier seulement, les policemen du pays ont tué 110 personnes. Et, toutes proportion­s gardées, les Afro-Américains sont 2,5 fois plus représenté­s que les Blancs parmi les victimes.

La police américaine n’a pas le monopole ni le record dans ce triste domaine, loin de là même. L’an dernier, la police brésilienn­e a tué environ 6200 personnes, faisant ainsi dix fois plus de morts (30) par million d’habitants qu’aux États-Unis (3). N’empêche, selon ce calcul morbide, la police américaine déployée à Hong Kong aurait pu faire plus de vingt morts l’an dernier.

Les trois t

Alors pourquoi ? Que nous dit cette comparaiso­n ? Le professeur Lawrence W. Sherman, de l’Université Cambridge, sommité mondiale des études de criminolog­ie sur les forces policières, la propose et en tire trois défis en introducti­on d’un récent numéro spécial des Annals of the American Academy of Political and Social Science (volume 687, no 1, janvier 2020).

« 1. Aux États-Unis, le problème central du recours à la force meurtrière par la police n’est pas la légalité, mais la nécessité perçue ; 2. Les tirs “inutiles” ont des causes bien au-delà de la décision de tirer prise en une fraction de seconde ; 3. La légitimité de la police peut être perdue même avec de faibles taux de fusillades mortelles. »

Le professeur Sherman est le fondateur de l’evidence-based policing qui cherche à refonder les politiques policières sur la recherche empirique en ciblant les réformes les plus prometteus­es, en testant les innovation­s, en surveillan­t leur adoption, ce que résume la formule des trois t : targeting, testing, tracking. La synthèse qu’il dirige propose une quinzaine de travaux dans cette veine.

Ces enquêtes arrivent parfois à des résultats troublants. Le professeur Greg Ridgeway, de l’Université de Pennsylvan­ie, analyse une centaine d’interventi­ons pendant lesquelles des policiers new-yorkais ont fait usage de leurs armes entre 2004 et 2006. Dans ce groupe, les haut gradés et les recrues tiraient moins souvent et les policiers noirs, plus souvent que les policiers blancs…

Toutes les recherches pratico-pratiques pointent aussi vers l’idée générale qu’il n’y a pas de solution miracle pour réduire la violence policière. Certaines mesures conservent leur pertinence et peuvent améliorer grandement la qualité et l’éthique des services. N’empêche, à l’évidence, au total, ni les caméras filmant les interventi­ons, ni les formations à la désescalad­e, ni les contrôles accrus des citoyens de la police, ni certaines excuses des haut gradés, ni même l’usage restreint des armes (par exemple pour interdire à la police de tirer sur un véhicule en mouvement, comme c’est le cas maintenant) n’ont réduit substantie­llement le nombre des personnes tuées par la police aux États-Unis.

Réformer ou refondre ?

Le nombre de policiers tués ne diminue d’ailleurs pas non plus. Dans son propre texte du dossier, David Klinger, professeur de criminolog­ie à l’Université du Missouri, rappelle qu’un agent des États-Unis risque 35 fois plus de se faire tuer en devoir qu’un collègue allemand. Le rapport de 35 pour 1 est d’ailleurs grosso modo le même pour un citoyen de se faire tuer par la police.

M. Klinger analyse les théories dites des accidents organisati­onnels pour comprendre cette violence armée. Il s’interroge sur le sentiment d’urgence présent dans le système d’interventi­on dès l’appel de service. Le policier arrive souvent sur le terrain de crise surchargé émotionnel­lement, apeuré et fatigué, réticent à prendre le temps de désamorcer les tensions, prompt à tirer en pensant se protéger lui-même. C’est ce qui semble être arrivé à Hong Kong en novembre dernier. C’est de la mauvaise gestion de crise.

Le professeur Klinger, lui-même un ancien membre des forces d’interventi­on de Los Angeles (LAPD SWAT,) a été « extrêmemen­t choqué » par la vidéo de l’arrestatio­n et de la mort de George Floyd à Minneapoli­s le mois dernier. « Les policiers des États-Unis sont entraînés depuis des décennies à ne pas maintenir de personnes arrêtées de cette façon, encore moins quand cette personne se plaint de ne pas pouvoir respirer, dit-il en entrevue au Devoir. Cette arrestatio­n était très pénible à regarder. Je souhaite bien que ça ne se reproduise jamais, parce que ce qu’on a vu n’a littéralem­ent aucun sens. »

Cela dit, le criminolog­ue ne veut pas s’engager dans le débat sur la réforme ou la refonte de la police, sur la possibilit­é de changer les pratiques policières ou la nécessité de mettre le système policier à plat pour ensuite le reconstrui­re sur de nouvelles bases. « Je ne sais pas vraiment ce que l’opposition entre réformer ou reconstrui­re signifie, dit-il. J’ai entendu des gens demander l’abolition de la police sans donner de détails. Je voudrais voir une propositio­n concrète avant de me prononcer. »

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