Une patate chaude pour les élus
Les revendications de la rue pour une réforme des corps policiers entrent en contradiction avec les enjeux de loi, d’ordre et de sécurité, carburant de la politique aux États-Unis
C’était au coin d’une rue de Saint Paul, au Minnesota, la semaine dernière, la jumelle de Minneapolis où George Floyd est mort le 25 mai, tué par la police lors d’une banale interpellation . Il y avait un rassemblement, il y a eu des discours, de la colère… Et puis, les manifestants se sont mis en marche pour répandre leur indignation dans la ville, en répétant en boucle la même revendication : « Ce maudit système au complet est coupable à mort. Inculpez, condamnez, envoyez ces policiers tueurs en prison ! »
Après la bavure, l’appel aux sanctions se fait entendre de plus en plus fort dans les rues aux États-Unis, où, au-delà de la condamnation des bourreaux, c’est désormais la réduction des budgets de fonctionnement de la police, jugée trop violente, trop répressive, que les foules réclament. Et ce, pour mieux financer à la place des programmes sociaux et d’aide aux plus démunis.
Mais si l’idée de réforme du corps policier fait de plus en plus de bruit, elle est encore loin de faire son chemin, particulièrement au sein des deux grands partis politiques où ce débat a été, toute la semaine, mené avec une certaine retenue. Sans surprise d’ailleurs, dans ce pays où la loi, l’ordre et la sécurité sont, depuis sa fondation, des enjeux sociaux importants, surtout lors d’une année électorale.
« Même si je crois que l’argent du fédéral ne devrait pas se rendre jusqu’aux services de police qui violent les droits de la personne [...], je ne soutiens pas les coupes dans les budgets de la police », a écrit l’ex-vice-président Joe Biden, seul candidat à l’investiture démocrate en vue de la prochaine présidentielle, dans une lettre d’opinion publiée mercredi dans le USA Today. La frange la plus à gauche au sein de son parti s’est fait pourtant le porte-voix de ce mouvement appelant à la réduction du financement de la police depuis l’assassinat de George Floyd.
« La meilleure solution est de donner aux services de police les ressources dont ils ont besoin pour mettre en oeuvre des réformes en profondeur et d’assujettir les fonds fédéraux à l’achèvement de ces réformes », a-t-il ajouté.
Jeudi, depuis Dallas, Donald Trump, « président de la loi et de l’ordre » autoproclamé, a pour sa part annoncé la venue d’un décret présidentiel visant à encourager la police à « atteindre des normes professionnelles » plus élevées en matière d’usage de la force. Il a parlé de « force avec compassion » et a continué de louanger la police et l’armée pour sa répression des manifestants depuis plus de deux semaines.
« Il n’y aura pas de coupes, a-t-il dit plus tôt cette semaine. Il n’y aura pas de démantèlement de notre police. Il n’y aura pas de dissolution de notre police. »
Une autre Amérique
Le message est clair. Mais il évolue désormais sur un terrain social où les certitudes ont été ébranlées par les événements de Minneapolis et par la flambée de contestation et d’indignation qui s’est répandue partout à travers le pays les jours suivants. Et plus seulement au
Il est difficile de croire qu’une police plus agressive et militarisée va résoudre un problème de police agressive. Le changement » est en cours. JOSEPH GERTEIS
sein de la communauté afro-américaine.
Selon la firme de sondage en ligne Civiqs, l’appui des Américains au mouvement Black Lives Matter a fait un bond spectaculaire de 28 points en deux semaines, pour s’établir désormais à 53 %. La croissance est de 15 points chez les Blancs, de 48 points chez les 18-24 ans et de 28 points chez les personnes sans diplôme collégial. À son origine, en 2013, ce mouvement de dénonciation de la violence ciblant les Afro-Américains était rejeté par une forte majorité de citoyens.
Mieux, ce sont désormais 76 % des Américains qui estiment que le racisme et la discrimination sont un « gros problème » aux États-Unis, indique un récent sondage de la Monmouth University, en hausse de 26 points comparativement à cinq ans plus tôt. Les deux tiers sont même convaincus que le système judiciaire et policier de la nation joue davantage en faveur des Blancs que des Noirs, indique un autre coup de sonde mené par CNN. En 2016, la moitié à peine des Américains en étaient convaincus.
Sur Twitter, le vieux routier de la politique américaine Frank Luntz, sondeur républicain, a dit n’avoir « jamais vu une opinion publique se déplacer aussi rapidement et aussi profondément ». « Nous sommes un pays différent aujourd’hui comparativement à 30 jours plus tôt. »
Et dans cet autre nouveau normal, l’institution policière, par qui passe l’expression violente et létale de la discrimination ciblant les Afro-Américains, ne peut plus rester telle qu’elle est, estiment plusieurs.
Oser réformer
« Il est difficile de croire qu’une police plus agressive et militarisée va résoudre un problème de police agressive, a commenté il y a quelques jours le sociologue Joseph Gerteis, professeur à l’Université du Minnesota, en entrevue au Devoir. Le changement est en cours. On le voit avec l’Université du Minnesota et les écoles publiques qui ont décidé de couper leurs liens avec le Service de police de Minneapolis. Des élus municipaux ici et dans d’autres villes parlent ouvertement d’une restructuration fondamentale des services de police. Et rien de tout cela ne serait arrivé sans les protestations. »
L’ex-candidate à l’investiture démocrate Kamala Harris, sénatrice de la Californie, dont le nom est évoqué régulièrement comme possible vice-présidente du ticket démocrate en vue des présidentielles de novembre, a dénoncé cette semaine le statu quo autour d’une politique américaine qui « encourage plus de policiers pour plus de sécurité ». « Ce modèle ne fonctionne tout simplement pas », a-t-elle dit en entrevue à MSNBC cette semaine.
« Vous savez ce qui crée une plus grande sécurité ? C’est le financement de nos écoles publiques, a-t-elle ajouté, et ce, pour éviter que, comme actuellement, les deux tiers de nos enseignants des écoles publiques soient obligés de sortir de l’argent de leur poche pour payer les fournitures scolaires. » Elle estime que la création d’emplois et l’accès à des coûts de santé abordables sont des facteurs contribuant à des communautés prospères et sécuritaires.
Depuis 1975, l’écart s’est creusé aux États-Unis entre le financement de l’ordre et celui des programmes sociaux, avec désormais le double d’argent consacré à la police, aux prisons, à la justice, par rapport à celui dépensé en sécurité du revenu, en aide alimentaire, en soutien temporaire aux familles et aux plus démunis. The Atlantic résumait la chose simplement cette semaine : « On nourrit les uns, pour affamer les autres. »
C’est dans ce contexte que le plaidoyer de Philonise Floyd, le frère de la victime, a résonné lourdement mercredi lors de son passage devant la commission judiciaire de la Chambre des représentants à Washington. Les élus y étudiaient une proposition de loi présentée en début de semaine par des élus démocrates pour « changer la culture » au sein de la police américaine. Il a dit être là pour éviter que George Floyd ne devienne qu’un « autre visage sur un t-shirt, un autre nom sur une liste qui n’arrête d’augmenter ».
« Je suis fatigué. Je suis fatigué de la douleur que je ressens maintenant et je suis fatigué de la douleur que je ressens chaque fois qu’un Noir est tué sans raison. Je suis ici aujourd’hui pour vous demander d’arrêter. D’arrêter la douleur. »
Jeudi, Kevin McCarthy, leader de la minorité républicaine à la Chambre, a indiqué qu’il était prêt à soutenir une interdiction nationale d’utiliser la strangulation comme outil de contrôle d’un suspect par la police. Mais comme les autres élus de son parti, il n’a rien annoncé de plus.