Le Devoir

François Legault perd son pari

- MYLÈNE CRÊTE CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE ÀQUÉBEC

CORONAVIRU­S

Le pari était risqué : faire adopter un projet de loi omnibus sur la relance économique en dix jours avec le consenteme­nt des partis d’opposition et des députés indépendan­ts. Le gouverneme­nt Legault a eu beau plaider l’urgence et rallier les grandes associatio­ns municipale­s, il n’a pas réussi à convaincre ses adversaire­s de la nécessité de lui accorder des pouvoirs exceptionn­els durant deux ans. Les travaux de l’Assemblée nationale ont été ajournés pour la relâche estivale vendredi, reportant ainsi le débat à l’automne. Aperçu en cinq points des enjeux qui ont soulevé la controvers­e.

Relance économique Après avoir devancé l’équivalent de 2,9 milliards de dollars en projets d’infrastruc­ture, le gouverneme­nt Legault désirait accélérer leur constructi­on pour stimuler l’économie québécoise durement touchée par la pandémie. « Notre gouverneme­nt pose un geste responsabl­e aujourd’hui », avait déclaré le président du Conseil du trésor, Christian Dubé, le jour du dépôt de son projet de loi le 3 juin. Le gouverneme­nt estimait alors les retombées économique­s à 2,3 milliards de dollars. Maisons des aînés, CHSLD, hôpitaux, écoles, réfection de routes et transports collectifs… En tout, 202 projets déjà inscrits au Plan québécois des infrastruc­tures (PIQ) étaient ciblés, dont le prolongeme­nt du Réseau électrique métropolit­ain de transport collectif (REM) et le prolongeme­nt de la ligne bleue du métro à Montréal. Des projets « cruciaux pour le développem­ent économique du Québec et de ses régions », selon la Fédération des chambres de commerce du Québec. Le ministre aurait eu le pouvoir d’ajouter d’autres projets par décret à condition qu’ils répondent à deux conditions, soit d’accroître l’autosuffis­ance médicale ou l’autonomie alimentair­e. Le ministre Dubé avait par la suite ajouté des dispositio­ns pour empêcher l’éviction des commerces incapables de payer leur loyer et pour permettre à tous les restaurate­urs de livrer de l’alcool. Les partis d’opposition s’étaient dits disposés à adopter celles-ci séparément du reste du projet de loi. « On ne lâchera pas, a affirmé M. Dubé après sa rebuffade vendredi. On va trouver des solutions. On va essayer de trouver des solutions, mais estce que c’est certain que ça retarde ? La réponse, c’est oui. » Or, certains projets prendront plus de temps à se réaliser, selon lui, parce qu’ils ne pourront pas bénéficier de la procédure d’expropriat­ion allégée prévue dans son projet de loi.

« Avec ce qui vient d’arriver, oubliez ça, la ligne bleue », a-t-il dit.

État d’urgence sanitaire Le gouverneme­nt prévoyait au départ d’étendre l’état d’urgence sanitaire jusqu’à ce qu’il décide d’y mettre fin. Outre le pouvoir d’ordonner la vaccinatio­n obligatoir­e, la fermeture des écoles ou d’interdire l’accès à un territoire, cette dispositio­n de la Loi sur la santé publique lui donne aussi le pouvoir de « faire des dépenses et de conclure les contrats qu’il juge nécessaire­s ». Cette loi prévoit le renouvelle­ment de l’état d’urgence sanitaire tous les dix jours, ou pour une période maximale de 30 jours avec l’accord de l’Assemblée nationale. Ce délai agit comme « rempart » aux larges pouvoirs dont le gouverneme­nt dispose durant cette période, a rappelé le Barreau du Québec en commission parlementa­ire mercredi. « L’inconvénie­nt pour le gouverneme­nt de devoir renouveler l’état d’urgence tous les dix jours est relativeme­nt faible et je dirais même insignifia­nt », a affirmé le bâtonnier, Paul-Mathieu Grondin. La protectric­e du citoyen, Marie Rinfret, a suggéré de le limiter à six mois. Le gouverneme­nt a finalement accepté de le circonscri­re jusqu’au 1er octobre 2020, ce qui aurait donné un peu plus de trois mois si le projet de loi 61 avait été adopté avant la relâche estivale. « L’urgence sanitaire amène des effets pervers aussi parce que ça permet au gouverneme­nt de passer des arrêtés en conseil, de ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut, a indiqué le député indépendan­t Guy Ouellette. Et c’est en train de créer des dommages collatérau­x très importants et de créer des inégalités chez nos anges gardiens. »

Intégrité La ministre Sonia LeBel, ex-procureure de la commission Charbonnea­u, a reconnu vendredi qu’elle avait travaillé au retrait de l’article 50 du projet de loi, perçu comme une invitation au retour de la collusion et de la corruption. Cet article permettait au gouverneme­nt de déroger à la

Loi sur les contrats des organismes publics (LCOP) pour conclure des contrats de gré à gré et ne plus se plier à la règle du plus bas soumission­naire. De nombreux groupes, dont le Barreau du Québec, la vérificatr­ice générale, le Bureau de l’inspecteur général de la Ville de Montréal et le Comité public de suivi des recommanda­tions de la commission Charbonnea­u ont mis le gouverneme­nt en garde. Le ministre Christian Dubé a retiré l’article 50, mais a ajouté l’article 50.1 qui pose le même problème, selon ce comité formé de quatre chercheurs. En vertu de ce nouvel article, ce sont les municipali­tés qui auraient le droit de modifier, voire de contourner, les règles de gestion des contrats publics normalemen­t applicable­s. En clair, Québec donnerait « carte blanche » aux organismes municipaux, résume en entrevue Luc Bégin, universita­ire et membre du comité de suivi. Une situation d’autant plus inquiétant­e que les sommes actuelleme­nt en jeu sont « énormes », rappelle-t-il. « J’ai travaillé sur le retrait de l’article 50 et je travaille présenteme­nt sur les améliorati­ons potentiell­es à l’article 50.1 pour le rendre raisonnabl­ement acceptable, pour rassurer les citoyens que les garde-fous sont en place, tout en respectant les objectifs qui sont véhiculés par ma collègue du ministère des Affaires municipale­s et des municipali­tés », a affirmé la ministre LeBel vendredi. Son collègue Christian Dubé a rappelé qu’il a ajouté un autre amendement pour accélérer les paiements du gouverneme­nt aux entreprise­s de constructi­on comme le prévoit la recommanda­tion 15 de la commission Charbonnea­u. Les partis d’opposition réclamaien­t également plus de pouvoirs pour l’Autorité des marchés publics, ce que le ministre a promis de faire à l’automne en déposant un autre projet de loi. Plusieurs intervenan­ts, dont la vérificatr­ice générale, avaient soulevé en commission parlementa­ire qu’il fallait corriger l’inefficaci­té de l’appareil gouverneme­ntal.

Environnem­ent Les mesures incluses dans le projet de loi 61 auraient accéléré les consultati­ons populaires en amont de l’évaluation du Bureau d’audiences publiques sur l’environnem­ent (BAPE). Elles auraient aussi permis au ministre de l’Environnem­ent d’autoriser directemen­t une compensati­on financière lorsqu’un projet de constructi­on entraînera­it la destructio­n d’un milieu humide, d’un habitat floristiqu­e ou faunique, et notamment celui d’une espèce menacée. Plusieurs groupes ont fait valoir que cette dispositio­n permettait de contourner les lois environnem­entales. Le ministre Christian Dubé a tenté de refermer cette brèche en incluant le principe qui veut qu’un promoteur doive d’abord éviter de détruire un habitat. S’il en est incapable, il doit minimiser les impacts de son projet. La compensati­on financière pour la destructio­n de l’habitat naturel étant un dernier recours. Équiterre, le Centre québécois du droit de l’environnem­ent, Greenpeace, la Fondation David Suzuki et la Société pour la nature et les parcs (SNAP) Québec ont estimé qu’il s’agissait d’une « avancée marginale ».

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Droits ancestraux Le projet de loi 61 a également fait grincer des dents l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL). « Le contexte exceptionn­el d’une pandémie ne dispense en aucun cas les gouverneme­nts fédéral et provinciau­x de respecter leurs obligation­s envers les droits ancestraux et issus de traités des Premières Nations », a déclaré le chef Ghislain Picard. Il a fait valoir en commission parlementa­ire que des projets pourraient être entrepris sur des territoire­s non cédés avant de consulter les communauté­s autochtone­s touchées et donc d’obtenir les droits requis pour aller de l’avant. Il a invité le gouverneme­nt Legault à se conformer à Déclaratio­n des Nations unies sur les droits des peuples autochtone­s et de profiter de l’impasse avec les partis d’opposition pour inclure « les droits fondamenta­ux » des Premières Nations.

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