Pour que les mots aient un sens
Le concept de racisme systémique s’applique-t-il vraiment au Québec ?
Au cours des derniers jours, la mort de George Floyd aux États-Unis et les manifestations qui ont suivi ont réactivé le questionnement sur le racisme au Québec. Lors d’un rassemblement à Montréal, des milliers de personnes ont tenu à affirmer que la vie d’un Noir valait autant que la vie d’un Blanc, reprenant à leur compte les slogans américains. On a aussi vu surgir, chez certains participants, l’idée que le racisme québécois était réel, mais plus insidieux parce que affiché moins ouvertement. Et finalement, on laisse entendre que, tant qu’on ne reconnaîtra pas que le racisme systémique existe au Québec, on ne pourra le combattre efficacement.
Depuis, dans les médias, les journalistes et commentateurs rivalisent d’opinions. Certains prétendent que chercher à donner un nom au racisme existant au Québec est inutile et qu’une bataille sémantique ne nous avancera pas, alors que d’autres cherchent à faire en sorte que tous leurs interlocuteurs se prononcent sur le racisme à la québécoise et particulièrement sur la difficulté d’admettre l’existence du racisme systémique. Pour ma part, je crois que nommer correctement le phénomène que l’on veut analyser constitue un premier pas nécessaire vers sa compréhension et la recherche des solutions permettant de s’y attaquer.
Racisme et système
Le racisme est une théorie fondée sur l’idée que toutes les races ne sont pas égales, que certaines sont supérieures et d’autres inférieures. Une hiérarchie raciale prévaudrait en quelque sorte, reflet de l’intelligence et des qualités intrinsèques des races supérieures. Il n’y a pas de fondement scientifique à cette théorie, mais elle perdure, aujourd’hui principalement tournée vers la couleur de la peau. Ceux qui ont la peau sombre feraient partie des races inférieures.
Dans toutes les sociétés, une certaine xénophobie existe : l’étranger est différent, ne partage pas nos us et coutumes et n’est pas d’emblée accepté comme un des nôtres. On s’en méfie donc un peu. Mais xénophobie et racisme ne sont pas équivalents : l’un exprime un certain malaise vis-àvis de l’altérité, alors que l’autre la rejette au nom de la supériorité d’un groupe donné.
Un système est un ensemble organisé d’éléments dont les relations se soutiennent mutuellement. Ce peut être une construction intellectuelle, une théorie visant à agencer des idées pour les rendre plus facilement compréhensibles. Ce peut être plus pratique, un agencement de choses qui rendent plus facile l’atteinte d’un résultat particulier. Dans un cas comme dans l’autre, cette organisation cherche à rendre cohérents les rapports entre ses différents éléments.
Il va de soi que, lorsqu’on parle de racisme systémique, on n’entend pas discuter d’une théorie. Ce que l’on évoque, c’est plutôt l’articulation de différentes pratiques qui rendent manifeste l’intention raciste. Encore faut-il être en mesure de distinguer les différents niveaux de racisme : individuel, institutionnel et systémique. Dans le premier cas, certaines attitudes peuvent mener à des comportements de distanciation, voire d’intolérance, sans que l’intention raciste soit évidente. Dans le deuxième cas, ce sont les politiques et pratiques d’une organisation qui créent, intentionnellement ou non, une situation désavantageuse pour les minorités raciales, dans l’embauche, la promotion ou le fonctionnement courant. Le troisième cas fait davantage référence à un cadre normatif (lois, règlements, directives) qui, intégré au système social, mène à une inégale répartition des ressources entre les divers groupes sociaux et accepte le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Racisme systémique et ségrégation raciale font partie du même univers sémantique.
Le cas québécois
Pour certains, tout est racisme systémique : un regard appuyé, une distance physique, un malaise dérangeant, un conflit entre voisins… La victime serait la seule capable de dire ce qu’il en est, ce qu’elle ressent. On entre ici dans la sphère de la perception et des schémas d’interprétation variables, de sorte qu’il arrive que l’on ne sache plus très bien de quoi on parle ni qui est la victime. Seul l’individu racisé saurait vraiment ce qui se passe, dit-on.
Pour d’autres, nier que le racisme systémique existe au Québec n’est qu’une manifestation, une confirmation de son existence. Autrement dit, l’affirmation fait foi de tout, la contester ne faisant que la renforcer. Aucune réserve n’est admissible. Ce raisonnement vicié, ce sophisme, est inacceptable. […]
Nos lois et nos institutions font en sorte de prévenir l’instauration d’un tel racisme systémique, mais elles ne sauraient empêcher que certains individus, voire certaines organisations, agissent de manière à faire une différence entre l’origine ou la couleur de peau des personnes avec lesquelles ils traitent. Sontils condamnables ? Certainement. Et il faut les amener à modifier leur comportement. Ni les discours bien-pensants ni les déclarations d’intention généreuses ne suffiront. Il faut prendre des mesures concrètes en rapport avec les situations dénoncées : par exemple des balises pour encadrer les interpellations policières abusives, des suivis plus rapides des plaintes portées, des exigences plus strictes vis-à-vis du marché locatif, de l’embauche des minorités visibles. C’est, je crois, ce que le gouvernement québécois veut faire, une démarche appuyée par une résolution unanime de l’Assemblée nationale.
Un concept flou qui inhibe l’action
Le racisme systémique est un concept dont le contenu et les limites ne sont pas fixés précisément. L’émotion générée par les incidents scandaleux de Minneapolis ne doit pas mener à une transposition du contexte américain dans le nôtre. Notre réalité résiste à certaines interprétations excessives ou tendancieuses et vouloir trop étirer une réalité insuffisante mène au doute et à la méfiance.
Forcer la réalité ne peut en effet mener qu’à l’incompréhension. Si la réalité est insuffisante, il ne sert à rien d’essayer de la faire entrer de force dans un cadre qui la dépasse. Non seulement le concept de racisme systémique ne correspond pas à notre histoire et à ce qui se passe au Québec, il est aussi à la fois trop flou et trop englobant pour être facilement découpé en morceaux auxquels on pourrait s’attaquer. Nul ne sait par quel bout prendre ce concept, par où commencer pour le réduire. Si l’on veut vraiment combattre le racisme, une approche pragmatique, fixant des cibles concrètes, doit être privilégiée.