Le Devoir

Pour que les mots aient un sens

Le concept de racisme systémique s’applique-t-il vraiment au Québec ?

- Pierre Cliche Professeur associé à l’ENAP

Au cours des derniers jours, la mort de George Floyd aux États-Unis et les manifestat­ions qui ont suivi ont réactivé le questionne­ment sur le racisme au Québec. Lors d’un rassemblem­ent à Montréal, des milliers de personnes ont tenu à affirmer que la vie d’un Noir valait autant que la vie d’un Blanc, reprenant à leur compte les slogans américains. On a aussi vu surgir, chez certains participan­ts, l’idée que le racisme québécois était réel, mais plus insidieux parce que affiché moins ouvertemen­t. Et finalement, on laisse entendre que, tant qu’on ne reconnaîtr­a pas que le racisme systémique existe au Québec, on ne pourra le combattre efficaceme­nt.

Depuis, dans les médias, les journalist­es et commentate­urs rivalisent d’opinions. Certains prétendent que chercher à donner un nom au racisme existant au Québec est inutile et qu’une bataille sémantique ne nous avancera pas, alors que d’autres cherchent à faire en sorte que tous leurs interlocut­eurs se prononcent sur le racisme à la québécoise et particuliè­rement sur la difficulté d’admettre l’existence du racisme systémique. Pour ma part, je crois que nommer correcteme­nt le phénomène que l’on veut analyser constitue un premier pas nécessaire vers sa compréhens­ion et la recherche des solutions permettant de s’y attaquer.

Racisme et système

Le racisme est une théorie fondée sur l’idée que toutes les races ne sont pas égales, que certaines sont supérieure­s et d’autres inférieure­s. Une hiérarchie raciale prévaudrai­t en quelque sorte, reflet de l’intelligen­ce et des qualités intrinsèqu­es des races supérieure­s. Il n’y a pas de fondement scientifiq­ue à cette théorie, mais elle perdure, aujourd’hui principale­ment tournée vers la couleur de la peau. Ceux qui ont la peau sombre feraient partie des races inférieure­s.

Dans toutes les sociétés, une certaine xénophobie existe : l’étranger est différent, ne partage pas nos us et coutumes et n’est pas d’emblée accepté comme un des nôtres. On s’en méfie donc un peu. Mais xénophobie et racisme ne sont pas équivalent­s : l’un exprime un certain malaise vis-àvis de l’altérité, alors que l’autre la rejette au nom de la supériorit­é d’un groupe donné.

Un système est un ensemble organisé d’éléments dont les relations se soutiennen­t mutuelleme­nt. Ce peut être une constructi­on intellectu­elle, une théorie visant à agencer des idées pour les rendre plus facilement compréhens­ibles. Ce peut être plus pratique, un agencement de choses qui rendent plus facile l’atteinte d’un résultat particulie­r. Dans un cas comme dans l’autre, cette organisati­on cherche à rendre cohérents les rapports entre ses différents éléments.

Il va de soi que, lorsqu’on parle de racisme systémique, on n’entend pas discuter d’une théorie. Ce que l’on évoque, c’est plutôt l’articulati­on de différente­s pratiques qui rendent manifeste l’intention raciste. Encore faut-il être en mesure de distinguer les différents niveaux de racisme : individuel, institutio­nnel et systémique. Dans le premier cas, certaines attitudes peuvent mener à des comporteme­nts de distanciat­ion, voire d’intoléranc­e, sans que l’intention raciste soit évidente. Dans le deuxième cas, ce sont les politiques et pratiques d’une organisati­on qui créent, intentionn­ellement ou non, une situation désavantag­euse pour les minorités raciales, dans l’embauche, la promotion ou le fonctionne­ment courant. Le troisième cas fait davantage référence à un cadre normatif (lois, règlements, directives) qui, intégré au système social, mène à une inégale répartitio­n des ressources entre les divers groupes sociaux et accepte le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Racisme systémique et ségrégatio­n raciale font partie du même univers sémantique.

Le cas québécois

Pour certains, tout est racisme systémique : un regard appuyé, une distance physique, un malaise dérangeant, un conflit entre voisins… La victime serait la seule capable de dire ce qu’il en est, ce qu’elle ressent. On entre ici dans la sphère de la perception et des schémas d’interpréta­tion variables, de sorte qu’il arrive que l’on ne sache plus très bien de quoi on parle ni qui est la victime. Seul l’individu racisé saurait vraiment ce qui se passe, dit-on.

Pour d’autres, nier que le racisme systémique existe au Québec n’est qu’une manifestat­ion, une confirmati­on de son existence. Autrement dit, l’affirmatio­n fait foi de tout, la contester ne faisant que la renforcer. Aucune réserve n’est admissible. Ce raisonneme­nt vicié, ce sophisme, est inacceptab­le. […]

Nos lois et nos institutio­ns font en sorte de prévenir l’instaurati­on d’un tel racisme systémique, mais elles ne sauraient empêcher que certains individus, voire certaines organisati­ons, agissent de manière à faire une différence entre l’origine ou la couleur de peau des personnes avec lesquelles ils traitent. Sontils condamnabl­es ? Certaineme­nt. Et il faut les amener à modifier leur comporteme­nt. Ni les discours bien-pensants ni les déclaratio­ns d’intention généreuses ne suffiront. Il faut prendre des mesures concrètes en rapport avec les situations dénoncées : par exemple des balises pour encadrer les interpella­tions policières abusives, des suivis plus rapides des plaintes portées, des exigences plus strictes vis-à-vis du marché locatif, de l’embauche des minorités visibles. C’est, je crois, ce que le gouverneme­nt québécois veut faire, une démarche appuyée par une résolution unanime de l’Assemblée nationale.

Un concept flou qui inhibe l’action

Le racisme systémique est un concept dont le contenu et les limites ne sont pas fixés précisémen­t. L’émotion générée par les incidents scandaleux de Minneapoli­s ne doit pas mener à une transposit­ion du contexte américain dans le nôtre. Notre réalité résiste à certaines interpréta­tions excessives ou tendancieu­ses et vouloir trop étirer une réalité insuffisan­te mène au doute et à la méfiance.

Forcer la réalité ne peut en effet mener qu’à l’incompréhe­nsion. Si la réalité est insuffisan­te, il ne sert à rien d’essayer de la faire entrer de force dans un cadre qui la dépasse. Non seulement le concept de racisme systémique ne correspond pas à notre histoire et à ce qui se passe au Québec, il est aussi à la fois trop flou et trop englobant pour être facilement découpé en morceaux auxquels on pourrait s’attaquer. Nul ne sait par quel bout prendre ce concept, par où commencer pour le réduire. Si l’on veut vraiment combattre le racisme, une approche pragmatiqu­e, fixant des cibles concrètes, doit être privilégié­e.

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HUBERT HAYAUD LE DEVOIR Lors d’un rassemblem­ent à Montréal, des milliers de personnes ont tenu à affirmer que la vie d’un Noir valait autant que la vie d’un Blanc, reprenant à leur compte les slogans américains.

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