Le Devoir

On doit reconnaîtr­e le racisme systémique et le combattre

- Victor Piché Professeur honoraire de démographi­e, Université de Montréal ; chercheur associé, Chaire Oppenheime­r en droit public internatio­nal, Université McGill

Il ne peut pas y avoir de doutes sur l’existence du racisme au Canada et au Québec. Il se manifeste dans plusieurs domaines, en particulie­r dans l’accès au logement et sur le marché de l’emploi. Ici, je vais m’en tenir à la discrimina­tion et au racisme en emploi, domaine que j’ai particuliè­rement étudié. Depuis une trentaine d’années, études après études, il est clairement démontré que les minorités visibles, dont font partie les Noirs, sont nettement désavantag­ées sur le marché du travail. La méthode est simple : il suffit de choisir certains indicateur­s économique­s, comme les revenus, le chômage, les types d’emploi, la surqualifi­cation (il s’agit en fait de déqualific­ation), et de mesurer les écarts entre les groupes de minorités visibles et les groupes de natifs. Attention : cette comparaiso­n doit tenir compte des autres facteurs qui pourraient expliquer les écarts, par exemple l’âge, le sexe, le capital humain. En tenant compte de tous ces facteurs, on observe que les écarts se maintienne­nt au détriment des groupes minoritair­es.

On parle alors de discrimina­tion résiduelle ou statistiqu­e. C’est la même approche qui a été utilisée pour étudier les écarts entre les hommes et les femmes sur le marché du travail et qui ont largement démontré les inégalités de genre.

Donc, la réalité de la discrimina­tion est bien démontrée. Maintenant, il faut en comprendre les mécanismes concrets. En d’autres mots, il faut comprendre ce qui se passe concrèteme­nt sur le marché du travail. Pour cela, il faut introduire la notion de la discrimina­tion systémique. Cette notion est importante, car elle nous oblige à sortir de la problémati­que individuel­le, comme l’a fait récemment François Legault, qui consiste à dire : « Bien sûr il y a des personnes ou des employeurs racistes, mais il s’agit d’une minorité. » Cette affirmatio­n entraîne des solutions individuel­les de type « sensibilis­ation » générale. Je ne suis pas contre les stratégies de sensibilis­ation, mais elles sont loin de s’attaquer au véritable problème.

La discrimina­tion ou le racisme systémique est insidieux, car il se passe souvent à huis clos, lors des procédures d’emploi. La recherche et l’obtention (ou non) d’un emploi sont un processus complexe impliquant plusieurs étapes, chacune pouvant posséder des obstacles systémique­s spécifique­s. La première étape concerne l’accès à l’informatio­n sur les emplois offerts. La façon dont les employeurs font connaître les offres d’emploi constitue un facteur clé dans la recherche d’emploi. Or, le problème est que le processus est souvent biaisé dans la mesure où les réseaux, souvent informels, de l’employeur n’atteignent pas les groupes de minorités visibles. Cela est particuliè­rement le cas des postes temporaire­s non affichés, très répandus en période de contractio­n budgétaire et qui favorisent les réseaux d’amis et de connaissan­ces dont sont absents les groupes de minorités visibles récents.

Une deuxième étape est celle de l’évaluation des C.V. Il s’agit de l’obstacle le plus souvent mentionné dans les travaux de recherche et il concerne la nonreconna­issance des diplômes, surtout ceux acquis à l’étranger, de même que la non-reconnaiss­ance de l’expérience antérieure hors Canada. Nous sommes ici en terrain inconnu puisque ce processus d’embauche est confidenti­el. Le sort des demandes d’emploi des groupes immigrants en général et des minorités visibles en particulie­r se voit ainsi remis entre les mains des employeurs et de leurs comités de sélection.

C’est le caractère strictemen­t confidenti­el du processus d’embauche qui

La discrimina­tion ou le racisme systémique est insidieux, car il se passe souvent à huis clos, lors des procédures d’emploi

rend si cruciaux les travaux sur la discrimina­tion statistiqu­e ou résiduelle qui mesurent les effets de ces pratiques sélectives et discrimina­toires. Plusieurs mécanismes sont à l’oeuvre ici. D’abord les préjugés, par exemple en ce qui concerne la valeur des diplômes non canadiens ou québécois, ce qui implique un jugement sur la valeur des université­s ailleurs, en particulie­r celles des pays du Sud d’où proviennen­t la majorité des minorités visibles. Dans ce cas, la discrimina­tion résulte de l’applicatio­n inconscien­te et non intentionn­elle de stéréotype­s dont notre environnem­ent culturel nous a imprégnés. On parle ici de structures mentales profondes qui nourrissen­t la discrimina­tion indirecte à travers les impacts relatifs de pratiques apparemmen­t neutres sur les groupes raciaux, ethniques, de genre ou autres.

Quoi faire alors ? Une piste à privilégie­r serait de s’attaquer directemen­t à la culture organisati­onnelle pour la rendre plus sensible à la diversité. C’est en partie ce que vise la stratégie que met présenteme­nt en oeuvre la Ville de Montréal (voir « Stratégie Montréal inclusive au travail »). C’est certaineme­nt un pas dans la bonne direction. On est ici au-delà du blâme individuel (« les mauvais employeurs ») et plutôt dans une stratégie qui s’attaque aux mécanismes concrets qui discrimine­nt les groupes de minorités visibles sur le marché du travail.

La stratégie que vient d’annoncer le gouverneme­nt de M. Legault, compte tenu de ses prémisses que la discrimina­tion systémique n’existe pas et qu’elle n’implique qu’une minorité de personnes, risque d’être complèteme­nt à côté de la plaque.

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