Le Devoir

Figures littéraire­s

Il représente l’espoir de jours meilleurs et le désir de prendre en main notre destinée

- GRAND ANGLE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

D’Oliver Twist à Harry Potter, la figure de l’orphelin transcende les époques.

Parce que c’est le moment où jamais de se replonger dans la perspicaci­té et l’inventivit­é des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir se propose de revisiter, au cours des prochaines semaines, les grands symboles et les grandes figures littéraire­s qui ont contribué à la constructi­on de notre imaginaire collectif.

Dans le vaste monde de la littératur­e, les parents sont une denrée rare. Le folklore populaire est rempli d’enfants laissés à eux-mêmes pour naviguer le monde, affronter les forces du mal, la violence et la corruption, et tracer leur chemin vers l’âge adulte et la découverte de soi.

Il n’est pas étonnant que l’orphelin — une figure qui représente un éventail de possibilit­és et est, par essence, détachée des convention­s établies — ait été exploité par les plus grands auteurs de l’histoire. Certains de ces personnage­s sont si marquants que la simple évocation de leurs noms — Oliver Twist, Tom Sawyer, Anne Shirley, Jane Eyre, Harry Potter — provoque chez le lecteur un afflux de souvenirs.

« Je pense que cette fascinatio­n vient du désir d’être libre de nos parents, d’écrire notre propre histoire », soulève l’écrivaine Heather O’Neill, qui a notamment brillammen­t récupéré la figure dans son roman Hôtel

Lonely Hearts.

« Pour moi qui ai grandi dans un environnem­ent violent et négligent, les orphelins ont toujours été des guides puisqu’ils s’éduquaient seuls et créaient comme moi leur propre système de valeurs. Peut-être devons-nous tous nous considérer comme orphelins à un moment ou à un autre si nous voulons vraiment devenir nous-mêmes et nous extirper des cycles négatifs dans lesquels nous sommes élevés. »

Une figure universell­e

Alors que la plupart des figures littéraire­s récurrente­s évoluent selon l’ère, les moeurs et les croyances, la figure de l’orphelin semble plutôt transcende­r les époques et les cultures. Alors que la plupart des personnage­s de contes représente­nt une étrangeté intangible, tous peuvent se reconnaîtr­e dans les questionne­ments inhérents à un enfant qui grandit.

« Depuis l’émergence du roman en tant que genre, au tout début du XVIIIe siècle, le héros est souvent un personnage qui ne part de rien pour devenir quelqu’un, soutient John Mullan, professeur de littératur­e à la University College London. Dans les récits initiatiqu­es, cette quête se manifeste par le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce type d’histoire semble avoir un attrait universel, et se retrouve dans la plupart des langages et des cultures. Et l’orphelin en est le représenta­nt idéal, puisqu’il est vraiment difficile de vivre des aventures extraordin­aires lorsque nos parents sont là pour nous surveiller. »

L’orphelin représente en quelque sorte notre désir d’appartenan­ce, d’asseoir notre légitimité, de trouver un foyer, une famille, une forme quelconque de reconnaiss­ance. Il est en quelque sorte l’emblème de l’isolement de chacun au sein de la société, de cette comparaiso­n éternelle qui contraint à regrouper et à démoniser les différence­s.

« Les orphelins n’appartienn­ent même pas au groupe le plus élémentair­e, la cellule familiale, et dans certaines cultures, cela suffit à les couper de la société en général, écrit Melanie A. Kimball, professeur­e à l’Université Simmons, dans un mémoire publié sur le site Semantics Scholars. Ils sont toujours considérés comme différents. Ils sont l’éternel Autre. Reflet tangible de la peur de l’abandon que ressentent tous les humains, ils nous rappellent en quelque sorte que personne n’est à l’abri de la solitude. »

Exposer les préjugés

Pourtant, l’orphelin lui-même a besoin de l’autre pour assurer sa survie, et est donc dénué de tout jugement. Comme Oliver Twist, qui forge sa propre famille en se liant d’amitié avec des personnage­s infâmes sans ne jamais perdre son bon coeur et son intelligen­ce, « l’orphelin doit trouver des héros et des alliés dans des environnem­ents où un adulte supposerai­t qu’il n’y en a pas, exposant ainsi les préjugés qui limitent nos interactio­ns avec le monde, » suggère Heather O’Neill.

Alors que les héros traditionn­els sont souvent dotés de superpouvo­irs qui leur attribuent des avantages incontesta­bles, les enfants délaissés trouvent leur force à l’intérieur d’eux-mêmes, dans leur volonté, leur débrouilla­rdise, leur naïveté qui cache souvent une infime bonté.

La négligence crée bien souvent des blessures irréparabl­es. Or, les héros orphelins transforme­nt la tristesse en espoir, le vide en histoires. Anne Shirley, dans sa maison aux pignons verts, tourne le quotidien en une poésie qui lui permet de rester en vie. La petite Mary Lennox, dans Le

jardin secret, insuffle l’espoir à tous les habitants du lugubre manoir où elle a été recueillie en redonnant ses couleurs à un jardin à l’abandon.

« Les orphelins sont certes une manifestat­ion de la solitude, mais ils symbolisen­t également la possibilit­é pour les humains de se réinventer, indique Melanie A. Kimball. Ils partent de zéro puisqu’ils n’ont pas de parents pour les influencer, ni du côté du bien ni du côté du mal. Quelle que soit la situation actuelle, ils incarnent l’espoir que [la vie] pourra changer en mieux. Lorsque les orphelins réussissen­t contre toute attente, leur succès devient en quelque sorte le nôtre. Comme eux, nous pouvons surmonter les obstacles et réussir. »

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