Ian Manook, la marmotte
Il s’est mis à publier à la suite d’un pari avec sa fille et depuis, il a écrit huit gros romans, dont ce Freeman qui arrive enfin en librairie ces jours-ci. Portrait d’un animal étonnant.
Àl’autre bout du téléphone, il éclate de rire : « Oui, j’ai été une Marmotte exhibitionniste… mais le groupe a changé de nom depuis. » En fait, il faut maintenant parler de la Ligue de l’imaginaire, un groupe d’écrivains français créé en 2008 pour promouvoir la littérature liée à l’imaginaire : Ian Manook en fut l’un des fondateurs.
« Avec le temps, c’est devenu davantage un truc entre amis qu’un véritable mouvement, poursuit-il. Le seul engagement pour chacun des membres était de placer l’expression “marmotte exhibitionniste” dans un texte publié. Au début, nous organisions des conférences et des événements dans le but, toujours, de promouvoir la littérature de l’imaginaire, mais tout cela s’est peu à peu estompé même si le groupe a grandi. Aujourd’hui, nous nous contentons de décerner un prix chaque année. »
La marmotte frénétique
Mais, on l’a peut-être deviné, Ian Manook, ou Patrick Manoukian (dans la vraie vie), ou encore Roy Braverman (quand il écrit des romans « américains »), est une marmotte de type plutôt frénétique. Pourquoi la marmotte, d’ailleurs, c’est son totem ? « Non, c’est parce que je suis un peu désordonné, que je fais plusieurs choses à la fois et que je suis fondamentalement paresseux. J’ai toujours écrit, vous savez, tous les jours, plusieurs heures, et j’ai des tonnes de cahiers pleins de textes éparpillés, de tous les genres, dormant dans mes tiroirs depuis des années. J’avais l’habitude d’en lire de grands extraits à ma fille et un jour elle m’a mis au défi de terminer un seul manuscrit. C’est le déclic originel, le moment charnière qui a tout déclenché. J’ai décidé de tenir le pari et j’ai écrit un roman policier se déroulant en Mongolie. » Le succès fut, on le sait, foudroyant : Yeruldelgger a été traduit en dix langues et a remporté plus d’une quinzaine de prix.
Jusque-là, jusqu’au premier des trois Yeruldelgger en fait, Patrick Manoukian était journaliste, éditeur et chroniqueur de voyage. C’est un homme qui a beaucoup voyagé en Asie, en Mongolie entre autres, en Amérique du Sud, en Islande et en Amérique du Nord. Ses fans auront bien sûr reconnu les lieux dans lesquels il a planté ses romans. « J’ai beaucoup voyagé et j’ai gardé des souvenirs précis de mes voyages. D’ailleurs, quand j’écris, je ne fais jamais de recherche, je n’emploie personne pour monter des dossiers ; je me fie à ma mémoire et à ce que j’ai vu dans mes voyages, en revenant rarement aux notes prises alors. »
Même au téléphone, malgré la distance qui nous sépare, on sent que Ian Manook est un homme intense pouvant s’enflammer à tout moment, sans prévenir, qu’il aime bien s’activer sur plusieurs choses en même temps. « Oui, c’est vrai. J’ai par exemple quatre bouquins sur le feu en même temps. Je termine tout juste un roman qui est une sorte de saga sur la diaspora arménienne, dont j’ai déjà amorcé le deuxième tome. Chez Hugo, je viens de signer un contrat pour deux autres romans “américains” ; l’un se passera à New York, une ville qui me fascine, et l’autre en Nouvelle-Angleterre, plus précisément sur la côte atlantique. Je travaille aussi à un roman à quatre mains avec un ami et j’ai accepté de rédiger un récit de voyage sur un lieu impossible. Dans cette dernière série, je peux vous révéler que Caryl Férey écrira un truc sur un endroit perdu de la Sibérie, alors que moi je vais faire une série de portraits dans un fjord islandais du bout du monde. »
Comme si ça ne suffisait pas, Ian Manook poursuit en précisant qu’il a pris une option sur une série autour de Yeruldelgger. Il travaille ainsi à un scénario qui sera en fait une sorte de documentaire-fiction sur la Mongolie. Tout au centre, un véritable héros populaire, Tunur, une sorte de Robin des bois des steppes dont il est en train de reconstituer la vie. Ouf. Pas mal pour quelqu’un qui s’est mis à écrire des polars par hasard, ou presque…
La marmotte méthodique
Même s’il prétend être paresseux, Ian Manook travaille donc beaucoup. Et de façon méthodique, toujours de la même façon. Ses lecteurs le savent d’ailleurs puisque tous ses livres commencent par une scène impossible ; la description de l’ouragan tropical par lequel débute son plus récent roman (Freeman) en est un fort bon exemple. Mais on se souviendra surtout de l’incroyable tableau amorçant
Les temps sauvages, le deuxième Yeruldelgger : une vache tombée du ciel
J’ai par exemple quatre bouquins sur le feu en même temps. Je termine tout juste un roman qui est une sorte de saga sur la diaspora arménienne, dont j’ai déjà amorcé le deuxième tome. Chez Hugo, je viens de signer un contrat pour deux autres romans “américains”
IAN MANOOK
s’est empalée sur la lance d’un cavalier écrasé, avec son cheval, par l’incongru ruminant, le tout formant une sorte de tumulus funéraire pétrifié par la glace et recouvert d’une épaisse couche de neige…
« Le début d’une histoire est absolument primordial, explique le romancier ; j’investis un temps fou sur la toute première scène, qui peut rouler dans ma tête pendant longtemps avant que je me mette à l’écrire. Mais je travaille sans plan. Toujours. Je ne prends pas de notes. J’écris d’un geste, sans retours. Je tire sur le fil et je vois ce qui vient, tous les détails, toutes les couleurs ; je n’élague pas, je fonce dans l’histoire sans ratures. Çà et là, j’écris certains mots ou certains débuts de phrase en rouge ; j’y reviens plus tard pour préciser davantage ou encore pour développer un peu plus. Cette première scène est absolument capitale. »
On sent le plaisir fou que Manook doit éprouver en écrivant quand on l’entend raconter sa « méthode ». Après la fameuse première scène, il en écrit une deuxième qui est délibérément située aux antipodes ; c’est du choc résultant entre les « blocs » que viendront les tableaux suivants, qui eux essaient de faire en sorte que tout se tienne et que l’intrigue se développe. « Ensuite, il ne reste plus qu’à faire avancer toutes les pièces en même temps, à faire évoluer ensemble toutes les parties prenantes du récit », conclutil, comme si tout cela était évident.
En reprenant son souffle — en fait, je sens que c’est plutôt pour me permettre de retrouver le mien —, Patrick Manoukian lance qu’il est déjà venu au Québec à la fin des années 1960, qu’il en affectionne particulièrement la nature et les territoires sauvages… et qu’il aimerait bien revenir chez nous pour y inscrire une histoire.
« Le Québec est un territoire sur lequel je veux écrire depuis longtemps. Il ne me manque qu’une véritable motivation dramatique… J’ai pensé un temps parler du drame des femmes autochtones, mais le sujet est très délicat. Quand j’aurai trouvé la trame qui me manque, je reviendrai passer du temps chez vous. »
On se le souhaite, non ?