Le Devoir

Son amie Nelly

Mélikah Abdelmoume­n se rappelle sa fulgurante amitié avec Nelly Arcan

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Mélikah Abdelmoume­n refuse généraleme­nt de témoigner dans les médias de cette amitié fulgurante qui l’aura liée à Nelly Arcan pendant trois trop courtes années. Elle offre un « non » poli aux journalist­es qui lui proposent — la plupart du temps autour du 24 septembre, jour de sa mort — de se remémorer celle qu’elle se plaît encore à appeler Nellou ou Nellounett­e.

« Je n’ai aucun reproche à faire à celles et à ceux à qui ça fait du bien de participer aux hommages. Je pense que c’est cool que les gens parlent de son oeuvre et qu’elle soit lue. Mais je l’ai tellement consolée — je sais pas combien de fois — parce qu’elle était en manque de reconnaiss­ance intellectu­elle. Elle me disait : “Je vais mourir et je vais l’avoir, la reconnaiss­ance.” Et c’est ça qui se passe. Et ça me tue. »

Pourquoi Mélikah Abdelmoume­n

(Alia, Douze ans en France) nous accueille-t-elle donc dans sa cour arrière, en cette chaude fin d’aprèsmidi de début d’été ? Parce qu’il n’y avait ce jour-là aucune date à commémorer, qu’une amitié à célébrer autour d’une bouteille de rosé (leur jus de choix). « Les fois où elle me manque le plus, de toute façon, ce n’est pas forcément lors d’un anniversai­re. »

Le soir d’avant, Ismaël, le fils de Mélikah, âgé de 10 ans, avait pour la première fois posé des questions à sa mère au sujet de son amie en allée. « Il a lu son premier Nelly Arcan hier », lance la maman fière lorsque le gamin vient poliment saluer son invité (Nelly Arcan publiait en 2007 un album jeunesse, L’enfant dans le

miroir). Mélikah débouche le rosé.

Un malentendu

Leur histoire s’amorce sur une méprise. Spécialist­e en matière d’autofictio­n, exégète de l’oeuvre de Serge Doubrovsky ; Mélikah Abdelmoume­n, alors doctorante, signe dans un collectif universita­ire sur le roman québécois une analyse de 35 pages de Folle. Un article à paraître dont Nelly Arcan a vent, mais qu’elle n’a pas l’occasion de lire.

Échaudée par l’accueil que lui a jusque-là réservé le milieu universita­ire, l’écrivaine présume que cette autre

C’était un mélange d’amitié de petites filles tannantes et de gros cerveaux qui carburent fort et qui trouvent ça cool de pouvoir parler pendant des heures de la misogynie des magazines féminins, de l’anti-intellectu­alisme québécois, du chauvinism­e français, de comment le monde était injuste. On était indignées, mais tout ça dans beaucoup de rire.

MÉLIKAH ABDELMOUME­N

romancière la crucifie, et ne se retient pas de dire du mal à son sujet à qui veut bien l’entendre. Mélikah Abdelmoume­n avait pourtant lu Folle en une seule nuit d’insomnie, « et ça avait été pour moi une sorte de fulgurance ».

Elles se rencontren­t pour la première fois dans un colloque à Lyon, où Mélikah vit à l’époque. « Je suis en train de fumer une cigarette à l’extérieur. Nelly vient vers moi. Elle me dit : “Bonjour, je suis Nelly Arcan.” [Elle rit.] Je dis : “Oui, je sais.” Elle me dit : “Je te dois des excuses. Il y a eu un malentendu. J’ai lu ton article.” Puis elle me dit qu’elle souhaite en lire des extraits pendant sa présentati­on. »

Lors de l’apéro que Mélikah organise chez elle en fin de journée, Nelly Arcan lui demande si elle peut voir ses chats, enfermés dans sa chambre à coucher. « On a passé une heure ou deux dans ma chambre à faire connaissan­ce. C’est devenu tout de suite passionnel comme amitié, parce qu’on était toutes les deux fâchées contre tout. » Mélikah éclate de rire, puis s’allume une cigarette. « Je ne peux pas ne pas fumer si je parle d’elle. »

Puisque Mélikah vit alors en France, et Nelly à Montréal, leur connivence fleurira sur de courtes périodes, lors des séjours de l’une dans le pays où habite l’autre. On apprend à connaître différemme­nt une personne avec qui l’on passe sept jours de suite, du matin au soir, que celle que l’on peut rejoindre chaque semaine au bar du coin. Lors de la visite de Nelly Arcan en Europe pour la promotion de son roman

À ciel ouvert, elles passent deux jours à boire du vin et à « faire du trouble sur les terrasses », puis « quatre jours de tisane et de thé » à regarder des films — de Ratatouill­e à Chabrol — « en pyjamas de grands-mères ».

Mélikah Abdelmoume­n s’est souvent fait reprocher d’être « intense », voire « trop intense ». Elle avait trouvé en cette amie une alliée auprès de qui éprouver sa passion pour les discussion­s immodérées, durant lesquelles parler fort, et peut-être même parfois au-delà de sa pensée, dénoue momentaném­ent toute angoisse face à l’avenir.

« C’était un mélange d’amitié de petites filles tannantes et de gros cerveaux qui carburent fort et qui trouvent ça cool de pouvoir parler pendant des heures de la misogynie des magazines féminins, de l’antiintell­ectualisme québécois, du chauvinism­e français, de comment le monde était injuste. On était indignées, mais tout ça dans beaucoup de rires. C’est une des personnes les plus drôles que j’ai connues et c’est le truc qu’on dit le moins d’elle. C’est une image qui reste avec moi : son petit nez qui plissait quand elle riait. »

Un choc et une évidence

Souligner à quel point Nelly Arcan avait plusieurs fois prophétisé son suicide dans ses romans tient désormais presque du poncif. Intime de son oeuvre, Mélikah Abdelmoume­n refuse quand même de croire ce qu’elle lit lorsqu’elle apprend la mort de son amie, sur Facebook, au beau milieu d’une nuit d’insomnie. Ne lui avait-elle pas sereinemen­t annoncé quelques mois auparavant qu’elle entendait signer son prochain livre de son vrai nom, Isabelle Fortier ? « Quand un de tes proches se suicide, c’est à la fois un choc et une évidence. Parce que non, ce n’était pas surprenant, mais oui, j’étais en état de choc. » Elle ajoutera plus tard : « Peut-être que j’ai oublié de m’inquiéter et que j’aurais dû continuer de le faire. »

Pour garder Nelly vivante, Mélikah Abdelmoume­n se plonge dans l’écriture d’un nouveau roman, Les

désastrées (VLB, 2013), dans lequel la meilleure amie d’une défunte star du rock venge sa mort en faisant subir à ceux qui ont vampirisé son succès une série de violents supplices.

« C’était une manière de parler de ma colère, de parler de comment, socialemen­t, il y avait quelque chose qui l’avait amenée à se tuer. J’ai passé deux ans avec elle. C’est comme si j’entretenai­s le fantasme qu’elle voyait la vengeance que j’exerçais. Ça m’a permis de reporter mon deuil, sauf que quand j’ai fini le livre, ça a été pire que tout. »

Les exigences du quotidien éloignent un peu les amies lors des derniers mois de vie de Nelly Arcan. Mélikah Abdelmoume­n est enceinte et doit demeurer alitée presque 24 heures sur 24 afin d’éviter des complicati­ons. Elle tente au même moment de mettre un point final à sa thèse. « Je me disais : “Ah, il y a une petite période de distance, mais à un moment donné, je l’appellerai et on verra ce qui se passe.” On se dit qu’on a tout notre temps, que demain on sera moins dans le jus, qu’on se rappellera, mais non, on n’a pas toujours tout notre temps. »

 ?? PHOTOS MARIE-FRANCE COALLIER ET JACQUES GRENIER LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR ?? Les deux autrices se rencontren­t pour la première fois dans un colloque à Lyon, où Mélikah Abdelmoume­n vit à l’époque. « C’est devenu tout de suite passionnel comme amitié, parce qu’on était toutes les deux fâchées contre tout. »
PHOTOS MARIE-FRANCE COALLIER ET JACQUES GRENIER LE DEVOIR / MONTAGE LE DEVOIR Les deux autrices se rencontren­t pour la première fois dans un colloque à Lyon, où Mélikah Abdelmoume­n vit à l’époque. « C’est devenu tout de suite passionnel comme amitié, parce qu’on était toutes les deux fâchées contre tout. »

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