Le Devoir

Triangle amoureux

Avec une maîtrise admirable, Christophe­r Castellani nous entraîne du côté de chez Tennessee Williams

- CRITIQUE CHRISTIAN SAINT-PIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

En 1953, lors d’une fête organisée par l’écrivain Truman Capote à Portofino, en Italie, le dramaturge Tennessee Williams et son amant Frank Merlo font la connaissan­ce de la Suédoise Anja Blomgren, jeune actrice en devenir, bientôt célèbre sous le nom de Bloom. « La vie les avait déjà tous endurcis, et peut-être était-ce cela qui les avait attirés les uns vers les autres, qui leur avait permis de se reconnaîtr­e mutuelleme­nt… »

Cette rencontre déterminan­te sert de point de départ au quatrième roman du Bostonien Christophe­r Castellani, son premier traduit en français : Les

diables bleus (Leading Men en anglais). À cheval entre le réel et l’imaginaire, le documentai­re et le fantasme, le livre, où trois destins s’entrelacen­t magnifique­ment pendant plus d’un demisiècle, est à classer au rayon des fictions historique­s. L’auteur investit avec toute la rigueur qui s’impose, mais en faisant surtout preuve d’une sensibilit­é exquise, ce genre où l’on poursuit la vérité en passant par l’invention.

Âmes soeurs

Tenn, Frank et Anja vont et viennent, s’attirent et se repoussent, se perdent et se retrouvent, s’aiment et se trahissent. Autour de la trinité gravitent de nombreux personnage­s « réels », comme l’écrivain John Horne Burns, la comédienne Anna Magnani ou encore le réalisateu­r Luchino Visconti, et d’autres imaginaire­s, comme Sandro, le vétérinair­e aux intentions mystérieus­es, et son fils Sandrino, qui parviendra à convaincre Anja, vieillissa­nte, de sortir de sa réclusion.

Se déployant des années 1950 aux années 2010, leurs vies sont composées de moments dramatique­s, certains tragiques, comme la violente agression par un groupe d’enfants enragés, celle-là même qui nourrira l’écriture de Soudain l’été dernier, et d’autres franchemen­t comiques, comme ceux entourant la laborieuse mise en scène d’Appelons ça de la joie, une pièce inédite du regretté dramaturge.

Aussi juste à traduire l’exaltation des purs instants de bonheur que la lancinante souffrance des rêves sans cesse fracassés, le roman dévoile les pièces du puzzle avec une maîtrise admirable, juxtaposan­t adroitemen­t les époques et les continents, les êtres et les lieux, les ombres et les lumières. Il est largement question des défis de l’amour et de l’amitié, de la vertigineu­se notion de fidélité, mais également des enjeux de la création, à commencer par les mystérieux rouages de l’inspiratio­n.

De 1947 à 1963, période pendant laquelle Tennessee Williams a donné ses plus importante­s pièces, Frank Marlo a vécu pour le meilleur et pour le pire dans l’ombre du grand dramaturge. Dans une forme ample, avec une prose portée par un style ravissant, un souffle indéniable, Christophe­r Castellani expose le lien entre les deux hommes dans toute sa complexité et révèle délicateme­nt les non-dits.

« Ils n’avaient toujours pas de nom pour la nature de leur longue relation, ces quinze ans — une vie ! — de voyages, de projets, de rossignols et de prudentes démonstrat­ions publiques d’affection. Peut-être n’en auraient-ils jamais. Peut-être en étaient-ils les inventeurs. »

 ?? MICHAEL JOSEPH ?? L’auteur Christophe­r Castellani investit avec toute la rigueur qui s’impose, mais en faisant surtout preuve d’une sensibilit­é exquise, ce genre, la fiction historique, où l’on poursuit la vérité en passant par l’invention.
MICHAEL JOSEPH L’auteur Christophe­r Castellani investit avec toute la rigueur qui s’impose, mais en faisant surtout preuve d’une sensibilit­é exquise, ce genre, la fiction historique, où l’on poursuit la vérité en passant par l’invention.
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Christophe­r Castellani, traduit de l’anglais par Caroline Nicolas, Le Cherche midi, Paris, 2020, 496 pages
Les diables bleus Christophe­r Castellani, traduit de l’anglais par Caroline Nicolas, Le Cherche midi, Paris, 2020, 496 pages

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