Le Devoir

Contes un peu désespérés

- LOUIS CORNELLIER

J’ai lu presque toute l’oeuvre de Gilles Archambaul­t. Depuis 30 ans, je dévore ses nouveaux livres sans attendre. Ce n’est pourtant pas ce qu’on pourrait appeler, selon les critères en vogue, une oeuvre captivante. Des ouvrages intitulés À voix basse ou Une

suprême discrétion n’annoncent pas, en effet, des romans à sensations.

Dans Sourire en coin ou les ruses de

l’autodérisi­on (Boréal, 2020, 128 pages), un récit à teneur autobiogra­phique, Archambaul­t le reconnaît luimême. « J’admets volontiers, écrit-il, que je suis un romancier à peu près dénué d’imaginatio­n. Tout au long des années, j’aurai décrit des univers plutôt tordus dans lesquels tentaient de se débrouille­r des êtres peu doués pour le bonheur. » Dans le même livre, il ajoute que ses livres « ne reposent pas sur une intrigue ». Mais sur quoi, alors, reposent-ils et pourquoi les lit-on, parfois même avidement, comme c’est mon cas ?

Conseiller littéraire d’Archambaul­t depuis 40 ans, l’essayiste François Ricard, dans Moeurs de

province (Boréal, 2014), parle d’un « lyrisme lucide » pour définir la manière singulière de l’écrivain. Lyrisme, explique Ricard, parce que l’oeuvre d’Archambaul­t « puise sa matière avant tout dans le monde des sentiments », dans « les émotions les plus modestes et les plus ordinaires » ; lucide, continue l’essayiste, parce que cette exploratio­n, cette « méditation sur le malheur », pour reprendre une expression des auteurs d’Histoire de la littératur­e

québécoise (Boréal, 2007), se fait en « mode mineur » et demeure habitée par la « conscience permanente de la fragilité des choses ».

Dans Stupeurs et autres écrits (Boréal compact, 2007), Archambaul­t qualifie ses textes de « contes un peu désespérés ». La locution adverbiale « un peu », ici, est fondamenta­le. Les personnage­s de l’écrivain expériment­ent « la précarité de tout, la difficulté de l’amour, l’angoisse de la vie et de la mort », mais ils ne sont pas suicidaire­s. Insatisfai­ts de la vie, ils encaissent les désillusio­ns sans faire de tapage, en se rabattant, en fin de compte, comme le personnage du Voyageur distrait, sur le modeste désir de « survivre dans la douceur ». Il y a, c’est vrai, du Cioran chez Archambaul­t, mais c’est du Cioran doux, porté à l’autodérisi­on, à la québécoise, qui ne constate la médiocrité de ses semblables que pour mieux épingler la sienne.

Sourire en coin débute à la manière d’un roman. Un vieil écrivain de 86 ans — l’âge d’Archambaul­t — débarque à Saint-Malo. Il souhaite refaire un voyage déjà fait avec sa femme défunte. À la gare, sous la pluie, en attendant un taxi, il engage la conversati­on avec une belle jeune fille qui accompagne une vieille dame. Et le roman s’arrête là, au moment où Archambaul­t annonce finalement sa décision de ne plus écrire de roman parce qu’« il est normal qu’on se désintéres­se de ce que peuvent inventer les vieux écrivains ».

Bon, je ne suis pas d’accord, mais je me console rapidement en découvrant qu’Archambaul­t n’a toutefois pas renoncé à faire ce qu’il fait de mieux, c’est-à-dire écrire, en parlant de lui, de son amour du jazz et de la littératur­e, pour témoigner de son « étonnement de vivre », en additionna­nt les courts tableaux de son expérience.

Archambaul­t, au fond, est un chroniqueu­r de type littéraire — « des journalist­es, il y en a bien assez », écrit-il dans Stupeurs et autres

écrits — qui ne revendique qu’un seul orgueil : « être un écrivain pour qui le quotidien n’est jamais trivial » et en traiter sérieuseme­nt, mais avec un sourire en coin.

Depuis presque 60 ans, Archambaul­t, qui dit écrire pour trouver une réponse inexistant­e à l’inconfort de vivre, ne parle que de lui-même, dans un style dépouillé, voire minimalist­e, qui ne va pas sans distiller un certain ennui. Mais c’est cet ennui, justement, ce chant monotone, qui recèle la force de l’oeuvre, en ce qu’il révèle de l’expérience humaine, dans laquelle les imprévus sont plus souvent décevants que bienvenus, quoi qu’en dise un discours à la mode.

« Parler de soi sans tricher n’est pas une solution de facilité », constate Archambaul­t. En s’y risquant, en se mettant « à la saisie de cette trame secrète de nos sentiments les plus humbles et les plus vrais pourtant », comme l’écrit Ricard, l’écrivain nous offre une oeuvre qui ne peut susciter l’enthousias­me de ceux qui carburent à l’illusion de la vie comme extase, mais qui peut entraîner l’admiration de ceux, plus rares, qui savent que le manque qui gît au coeur de nos vies est indissocia­ble de la condition humaine et n’exige pas tant une solution qu’un apprivoise­ment.

Archambaul­t a déjà écrit qu’il imaginait ses lecteurs « portés vers une mélancolie maîtrisée, aimant l’amour même s’il est irréalisab­le, préférant être blessés plutôt que de blesser eux-mêmes ». Ses livres m’aident à devenir ce lecteur.

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