Le Devoir

Des images pour voir et comprendre

- PIERRE TRUDEL

Les images du policier en train de tuer George Floyd ont révélé au monde entier la violence avec laquelle se déroulent certaines interventi­ons policières. Sans ces images captées par des personnes qui se trouvaient là lors de l’événement, nous n’aurions probableme­nt eu droit qu’à une version émanant des policiers blâmant celui qui a péri. Les vidéos de l’arrestatio­n du chef autochtone Allan Adam dans le nord de l’Alberta il y a quelques semaines en disent également beaucoup sur le déroulemen­t de l’événement au cours duquel M. Adam a subi des blessures.

Voilà deux exemples de situations dans lesquelles les images visibilise­nt et, dans plusieurs cas, rendent possible la condamnati­on de comporteme­nts racistes. La possibilit­é pour pratiqueme­nt tout le monde de capter et de diffuser des images au moyen des caméras intégrées par défaut dans la plupart des téléphones portables a changé la donne. On n’est plus réduits à se contenter de la parole de l’un contre la parole de l’autre.

L’image peut contribuer à la prise de conscience de ce qui était pour plusieurs une abstractio­n. S’agissant des violences policières, la captation par George Holliday du passage à tabac de Rodney King par la police de Los Angeles en 1991 n’a pas empêché l’acquitteme­nt des policiers. Depuis quelques années, les images se multiplien­t qui tendent à démontrer la persistanc­e de comporteme­nts inadmissib­les de policiers. Par exemple, le cas d’Oscar Grant, abattu d’une balle dans le dos alors qu’il était menotté dans le métro à Oakland (Californie) en 2009, une scène filmée par une passagère. Il y a aussi les gestes ayant entraîné la mort d’Eric Garner à New York en 2014 et qui ont été filmés par son ami Ramsey. Ou Philando Castile, abattu dans sa voiture lors d’un contrôle routier à Saint Anthony (Minnesota) — la vidéo a été diffusée sur Facebook par sa compagne. Toutes utiles qu’elles puissent être, les images ne sont toujours qu’un élément de preuve qui doit être apprécié avec les autres preuves produites devant un juge. Certes, les images même très claires ne parviendro­nt jamais à convaincre la frange de racistes qui demeure au sein de nos population­s. Mais la disponibil­ité d’images sur les comporteme­nts inadmissib­les contribue à documenter l’existence de racisme systémique au sein des services policiers.

En procurant des informatio­ns plus complètes sur le déroulemen­t des événements, les images peuvent participer à l’améliorati­on des processus judiciaire­s. C’est d’ailleurs ce qui motive certains à revendique­r que les policiers soient équipés de caméras corporelle­s capables de documenter en images leurs interventi­ons auprès des citoyens.

Sévérité du droit québécois

Mais le droit québécois est très sévère pour tous ceux qui s’aviseraien­t de capter des images des lieux publics et de les publier. Au Québec, une personne peut s’opposer à la captation et à la publicatio­n de son image même captée dans un espace public. C’est à la personne qui publie l’image qu’incombe le fardeau de convaincre que cette publicatio­n est dans l’intérêt public. Il y a évidemment des cas clairs. Mais lorsqu’il s’agit de situations limites, le risque associé à la captation et à la diffusion d’une image s’accroît. En raison de cette sévérité excessive de nos lois, le policier doté d’une caméra devrait demander la permission à la personne interpellé­e avant d’actionner la captation d’images.

Au Québec, le droit de capter et de diffuser des images est tributaire de la possibilit­é de démontrer que cela sert l’intérêt public. C’est là que le bât blesse. Car il existe ici comme ailleurs des courants de pensée qui interprète­nt très strictemen­t la notion d’intérêt public. Par exemple, dans une affaire concernant la captation et la diffusion de l’image d’une personne voilée circulant dans un espace public, le tribunal a estimé que la publicatio­n était fautive et violait le droit de la personne à s’opposer à la publicatio­n de son image, car celle-ci n’exerçait pas une charge publique et ne proposait pas sa candidatur­e à une charge élective. Le fait de publier cette image dans le cadre d’un reportage sur les controvers­es que pouvait générer la présence de personnes voilées dans les lieux publics n’a pas été considéré comme un motif d’intérêt public.

Il semble évident que la captation et la diffusion d’images d’une interventi­on policière sont un cas clair d’une situation que le public a un intérêt légitime à connaître. Mais on ne peut écarter la possibilit­é qu’un tribunal estime que l’image a été captée ou diffusée dans des circonstan­ces qui ne relèvent pas de l’intérêt public. En reconnaiss­ant un droit de veto aussi étendu aux personnes à l’égard de la publicatio­n de leur image même captée dans des espaces publics, les lois québécoise­s imposent des risques indus à ceux qui s’aviseraien­t de produire des images relatant des situations qui interpelle­nt.

Pourtant, la possibilit­é de disposer d’images afin de montrer concrèteme­nt ce qui s’est effectivem­ent passé est désormais une garantie importante à l’encontre des abus, notamment ceux commis par des personnes en position d’autorité. C’est pourquoi il faut s’interroger sur la raisonnabi­lité des lois québécoise­s qui confèrent un droit si étendu aux personnes de s’opposer à la diffusion de leur image captée dans des espaces publics. Ne serait-il pas préférable de renforcer le droit des personnes à s’opposer à la diffusion d’images associées à leur intimité et, à l’instar de ce qui se fait ailleurs sur le continent, de restreindr­e le droit des individus de s’opposer à la diffusion de leur image lorsqu’elle est prise dans des espaces publics ? Pour favoriser la prise de conscience des comporteme­nts systémique­s vécus dans les espaces publics, il faut libérer la capacité d’en parler ouvertemen­t et d’en capter des images.

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