Le Devoir

Pour en finir avec le bronze des statues

- Nathan Murray Doctorant en histoire, Université Laval – Paris-Nanterre

À Richmond, en Virginie, trône une immense statue équestre du général Robert E. Lee, commandant en chef des armées confédérée­s pendant la guerre de Sécession. Au cours des dernières semaines, le monument a été abondammen­t vandalisé : la base est désormais couverte de dizaines de graffiti. On y a aussi projeté, à l’occasion d’une action aussi forte que saisissant­e, une photo de George Floyd, dont la mort brutale et cruelle est à l’origine des récentes manifestat­ions contre le racisme, aux États-Unis, mais aussi partout dans le monde.

À la suite du mouvement populaire qui embrase le pays, le gouverneur de l’État et le maire de la ville ont tous deux annoncé que la statue serait déboulonné­e sous peu, plus tôt que ne l’avaient prévu les autorités. Le général sudiste n’est pas le seul symbole à avoir pâti de la récente indignatio­n internatio­nale : à Bristol, la statue d’un marchand d’esclaves a été jetée à bas, puis à l’eau, après avoir été vigoureuse­ment piétinée et copieuseme­nt arrosée de peinture rouge. Même Winston Churchill a vu l’une de ses effigies subir la colère des manifestan­ts, qui l’ont décorée d’un « raciste » sans équivoque.

Ces cas emblématiq­ues et plusieurs autres ont suscité l’ire de quelques chroniqueu­rs et autres ardents défenseurs de la « culture » et de l’« histoire », qui voient là, pêle-mêle, une attaque contre l’ordre établi, un à-platventri­sme honteux, une odieuse tentative de censure et un dangereux révisionni­sme historique. On tente de nous faire croire, à grand renfort d’indignatio­n vertueuse, que c’est seulement d’hier que l’on déboulonne les statues et qu’un « antiracism­e devenu fou » n’aurait d’autre but que de faire table rase de plusieurs siècles d’histoire occidental­e. On connaît le refrain. Il est bête et il sonne faux. Des millénaire­s de débris et des collection­s muséales entières peuvent répondre à cela : Suétone et Plutarque, déjà, racontaien­t les statues de César dressées, couronnées, vandalisée­s.

Opinion populaire

Les monuments ne sont pas immuables : ils passent, comme les hommes qui les ont construits ou qui y sont représenté­s. Une statue est une affirmatio­n : on l’élève par décret, par décision collective et par désir de s’inscrire dans un espace commun, que cette inscriptio­n soit le fait des pouvoirs publics ou d’intérêts privés. La valeur d’une statue va bien au-delà du personnage qu’elle immortalis­e : l’émotion qu’elle suscite en nous dépend de l’histoire du monument luimême, de son ancienneté, de sa valeur artistique… Le « contenu » — l’image du statufié — ne prime pas toujours. Il demeure toutefois essentiel : autour de cette incarnatio­n physique et monumental­e d’un personnage-phare, associé à sa guirlande d’événements, de discours, de prises de position, se cristallis­ent les émotions : admiration, respect, enthousias­me, fierté, mais aussi honte et colère. On se rassemble sous elle, elle veille sur nous… ou nous domine et nous écrase, imposant ses idées, rappelant les vieilles rancoeurs, les victoires et les défaites.

Il arrive que l’opinion populaire tourne ou que, muselée, elle trouve à s’exprimer, à l’occasion d’une prise de conscience collective ou d’une éruption soudaine : alors la statue se couvre d’inscriptio­ns revendicat­rices, alors on demande son retrait et on scande des slogans, alors elle finit par tomber. La honte du descendant d’esclave prend ici sa juste revanche sur la fierté nostalgiqu­e du sudiste, dont on espère qu’il aura la sensibilit­é de se joindre au mouvement. Ce tournant doit bien entendu s’inscrire dans l’espace public. On ne peut comparer, comme le font trop légèrement certains, un monument à un film, à une toile ou à un livre : on peut choisir de ne pas regarder Autant en emporte le vent ; on ne peut — quel symbole ! — baisser constammen­t la tête devant l’oppresseur de bronze qui écrase chaque jour nos allées et venues.

Ainsi, les révolution­naires français ont jeté à bas les statues des rois, symboles de siècles d’oppression. Ainsi disparaîtr­ont sans doute aussi des lieux publics les monuments à la gloire des héros confédérés ou des marchands d’esclaves, comme disparaiss­ent tôt ou tard les images imposées, rattrapées par la course du temps. La colère des descendant­s de ceux que les confédérés souhaitaie­nt maintenir sous le joug est légitime : son expression participe bien davantage de l’histoire que toutes ces immobiles effigies de bronze.

On peut souhaiter que les statues survivent à leur disgrâce : les musées seront toujours là pour les accueillir et les expliquer. Quant à l’espace public, il doit demeurer mouvant, vivant, reflet d’une histoire qui ne s’arrête pas. Churchill, sans doute, dont l’immense héroïsme toise pour l’instant l’impérialis­me raciste et dominateur, trônera encore longtemps sur les esplanades d’Europe : pour Robert E. Lee, le haut plafond des musées d’histoire suffira.

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