Pour en finir avec le bronze des statues
À Richmond, en Virginie, trône une immense statue équestre du général Robert E. Lee, commandant en chef des armées confédérées pendant la guerre de Sécession. Au cours des dernières semaines, le monument a été abondamment vandalisé : la base est désormais couverte de dizaines de graffiti. On y a aussi projeté, à l’occasion d’une action aussi forte que saisissante, une photo de George Floyd, dont la mort brutale et cruelle est à l’origine des récentes manifestations contre le racisme, aux États-Unis, mais aussi partout dans le monde.
À la suite du mouvement populaire qui embrase le pays, le gouverneur de l’État et le maire de la ville ont tous deux annoncé que la statue serait déboulonnée sous peu, plus tôt que ne l’avaient prévu les autorités. Le général sudiste n’est pas le seul symbole à avoir pâti de la récente indignation internationale : à Bristol, la statue d’un marchand d’esclaves a été jetée à bas, puis à l’eau, après avoir été vigoureusement piétinée et copieusement arrosée de peinture rouge. Même Winston Churchill a vu l’une de ses effigies subir la colère des manifestants, qui l’ont décorée d’un « raciste » sans équivoque.
Ces cas emblématiques et plusieurs autres ont suscité l’ire de quelques chroniqueurs et autres ardents défenseurs de la « culture » et de l’« histoire », qui voient là, pêle-mêle, une attaque contre l’ordre établi, un à-platventrisme honteux, une odieuse tentative de censure et un dangereux révisionnisme historique. On tente de nous faire croire, à grand renfort d’indignation vertueuse, que c’est seulement d’hier que l’on déboulonne les statues et qu’un « antiracisme devenu fou » n’aurait d’autre but que de faire table rase de plusieurs siècles d’histoire occidentale. On connaît le refrain. Il est bête et il sonne faux. Des millénaires de débris et des collections muséales entières peuvent répondre à cela : Suétone et Plutarque, déjà, racontaient les statues de César dressées, couronnées, vandalisées.
Opinion populaire
Les monuments ne sont pas immuables : ils passent, comme les hommes qui les ont construits ou qui y sont représentés. Une statue est une affirmation : on l’élève par décret, par décision collective et par désir de s’inscrire dans un espace commun, que cette inscription soit le fait des pouvoirs publics ou d’intérêts privés. La valeur d’une statue va bien au-delà du personnage qu’elle immortalise : l’émotion qu’elle suscite en nous dépend de l’histoire du monument luimême, de son ancienneté, de sa valeur artistique… Le « contenu » — l’image du statufié — ne prime pas toujours. Il demeure toutefois essentiel : autour de cette incarnation physique et monumentale d’un personnage-phare, associé à sa guirlande d’événements, de discours, de prises de position, se cristallisent les émotions : admiration, respect, enthousiasme, fierté, mais aussi honte et colère. On se rassemble sous elle, elle veille sur nous… ou nous domine et nous écrase, imposant ses idées, rappelant les vieilles rancoeurs, les victoires et les défaites.
Il arrive que l’opinion populaire tourne ou que, muselée, elle trouve à s’exprimer, à l’occasion d’une prise de conscience collective ou d’une éruption soudaine : alors la statue se couvre d’inscriptions revendicatrices, alors on demande son retrait et on scande des slogans, alors elle finit par tomber. La honte du descendant d’esclave prend ici sa juste revanche sur la fierté nostalgique du sudiste, dont on espère qu’il aura la sensibilité de se joindre au mouvement. Ce tournant doit bien entendu s’inscrire dans l’espace public. On ne peut comparer, comme le font trop légèrement certains, un monument à un film, à une toile ou à un livre : on peut choisir de ne pas regarder Autant en emporte le vent ; on ne peut — quel symbole ! — baisser constamment la tête devant l’oppresseur de bronze qui écrase chaque jour nos allées et venues.
Ainsi, les révolutionnaires français ont jeté à bas les statues des rois, symboles de siècles d’oppression. Ainsi disparaîtront sans doute aussi des lieux publics les monuments à la gloire des héros confédérés ou des marchands d’esclaves, comme disparaissent tôt ou tard les images imposées, rattrapées par la course du temps. La colère des descendants de ceux que les confédérés souhaitaient maintenir sous le joug est légitime : son expression participe bien davantage de l’histoire que toutes ces immobiles effigies de bronze.
On peut souhaiter que les statues survivent à leur disgrâce : les musées seront toujours là pour les accueillir et les expliquer. Quant à l’espace public, il doit demeurer mouvant, vivant, reflet d’une histoire qui ne s’arrête pas. Churchill, sans doute, dont l’immense héroïsme toise pour l’instant l’impérialisme raciste et dominateur, trônera encore longtemps sur les esplanades d’Europe : pour Robert E. Lee, le haut plafond des musées d’histoire suffira.