Le Devoir

Droits des travailleu­rs et justice environnem­entale

- Jonathan Michaud L’auteur est candidat au doctorat en relations industriel­les à l’Université de Montréal

À la suite de la remise en question de l’utilisatio­n des pesticides par Rachel Carson en 1962 et du rapport du Club de Rome sur les scénarios de croissance économique et démographi­que, des études scientifiq­ues documenten­t les dérèglemen­ts climatique­s et leurs effets sur la vie sur Terre. En 1987, le rapport Brundtland, commandé par l’Organisati­on des Nations unies, a développé l’idée du développem­ent durable, un développem­ent prenant en compte à la fois l’économie, l’environnem­ent et le social. Enfin, les États ont eu à leur dispositio­n les fondements scientifiq­ues et théoriques d’un droit de l’environnem­ent respectant aussi les impératifs sociaux, notamment ceux concernant les travailleu­rs et leurs représenta­nts, les syndicats. Ces éléments essentiels ont permis la signature des Accords internatio­naux de Rio en 1992. Aujourd’hui, toutefois, les avancées visant l’équilibre des trois pôles du développem­ent durable semblent mises à mal par la prédominan­ce accordée à l’économie sur les deux autres sphères, ce qui est à l’origine de certaines inégalités.

Des inégalités persistant­es

Il faut se référer à la théorie de la justice pour comprendre la persistanc­e de ces inégalités. En vertu de cette théorie, différents courants se distinguen­t selon la définition qu’ils proposent des inégalités légitimes et dans leur manière de concevoir l’égalité. Par exemple, selon que l’on retienne l’égalité des chances ou l’égalité des droits, certaines inégalités plutôt que d’autres apparaisse­nt comme une conséquenc­e normale.

Ainsi, la justice environnem­entale prône l’égalité entre les êtres humains dans leur droit à un environnem­ent de vie sain, à la santé physique, mais aussi à des conditions économique­s de base et à un accès à l’éducation. Cette justice est invoquée par les opposants, issus des communauté­s autochtone­s, aux projets de gazoducs, par exemple les Wet’suwet’en. Elle légitime simultaném­ent les arguments économique­s des partisans de ces projets, à l’instar des chefs élus des conseils de bande wet’suwet’en (notamment, Dan George, de la réserve de Ts’il Kaz Koh, ou Karen Ogen-Toews). Ces chefs ont signé des ententes avec les entreprise­s afin d’obtenir des fonds pour lutter contre la pauvreté et répondre aux besoins en éducation de leur communauté. Cette même justice fonde l’accord historique signé par les Premières Nations de Fort McKay et crie de Mikisew avec Suncor en Alberta en novembre 2017. Cet accord leur octroie un intérêt de 49 % dans les projets d’exploitati­on des ressources pétrolière­s sur leur territoire. Cette logique de justice comprend aussi les droits des travailleu­rs de bénéficier d’une part financière égale de l’exploitati­on de la nature, suivant les préceptes de l’économie capitalist­e et de son approche de la gestion des ressources naturelles.

Contrairem­ent à la justice environnem­entale qui reste anthropoce­ntrique, la justice écologique accorde une valeur et des droits à la nature et à sa biodiversi­té. Autrement dit, elle induit une idée d’égalité des droits et des chances entre les êtres humains et leur environnem­ent. C’est pourquoi elle implique, soit de développer une relation de respect et de collaborat­ion avec la nature — l’approche écocentris­te —, soit de revendique­r l’égalité de droits entre tous les êtres vivants — l’approche biocentris­te. Cette dernière approche a pu créer de nouvelles inégalités légitimes au détriment des population­s autochtone­s, notamment au Honduras, au Brésil, en Colombie, en Inde et dans la région du Sápmi. La préservati­on de la biodiversi­té justifie leur expropriat­ion en accord avec le droit de ces États, mais en violation des droits fondamenta­ux des peuples autochtone­s. L’écocentris­me, pour sa part, implique qu’on limite les impacts des activités humaines sur la biodiversi­té afin d’éviter de perturber les écosystème­s, voire qu’on instaure des pratiques d’agroécolog­ie comme la permacultu­re. Elle permet d’établir de bonnes pratiques responsabl­es et ouvre la voie à une compatibil­ité des droits.

Transition socioécolo­gique juste

Les syndicats répondent à ces inégalités en développan­t un concept dit de transition juste, directemen­t héritée de la justice environnem­entale. Il s’agit en fait de modifier le système économique pour qu’il devienne durable sans pour autant réduire le niveau de vie des population­s vulnérable­s. Introduit dans les années 1970 aux ÉtatsUnis, ce concept devient central au Québec. Il permet de mobiliser et d’agir pour l’environnem­ent au moyen d’investisse­ments verts, comme ceux du Fonds de solidarité FTQ, ou encore par des actions, comme la mobilisati­on contre le projet d’oléoduc Énergie Est. Lancer la transition juste est un exercice démocratiq­ue complexe qui implique de réformer l’économie en soumettant la production (donc le travail) aux besoins humains, tout en tenant compte des limites de la planète et non plus seulement du profit.

Pourtant, au regard de la justice écologique, l’émergence aux ÉtatsUnis du concept de transition juste a découlé d’un rejet des strictes politiques de protection de la nature. C’est dire qu’en soi, l’ancrage dans la justice environnem­entale révèle que la logique des syndicats est en porte-à-faux avec une approche biocentris­te. De surcroît, les logiques syndicales tardent malheureus­ement à intégrer une approche écocentris­te. Il faudrait pour cela qu’à l’avenir, la conscienti­sation des travailleu­rs aux enjeux écologique­s et le développem­ent de leur sensibilit­é aux écosystème­s deviennent des conditions sine qua non dans le cadre de la transition juste.

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