Le Devoir

Le reste du vivant, la chronique de Josée Blanchette

Remettre l’humain à sa place dans la biodiversi­té, en compagnie de Vandana Shiva et Matthieu Ricard

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Instagram : josee.blanchette

Tout de même fascinant, ruminé-je, qu’on se bouscule pour un cétacé égaré dans le fleuve, mais qu’on ne s’inquiète pas outre mesure d’un million d’espèces animales et végétales (sur plus de huit millions) menacées d’extinction en ce moment même sur Terre. J’ai eu le privilège d’en discuter avec deux spécimens rares non protégés, l’écoféminis­te indienne Vandana Shiva et le moine bouddhiste français Matthieu Ricard, bien connu pour son implicatio­n pour les animaux et la nature. Elle est philosophe des sciences (diplômée en Ontario d’un doctorat sur les fondements de la théorie quantique), et lui docteur en génétique cellulaire. Ils se sont mis tous deux au service du bien commun ; leur longue feuille de route en fait foi.

Grâce à la magie de Zoom, Mme Shiva profite d’une chaude soirée à Dehradun, au nord de l’Inde, et Matthieu Ricard d’un après-midi ensoleillé dans la Dordogne française – il a quitté le Népal pour s’occuper de sa maman durant la pandémie –, et moi, au saut du lit, Rive-Sud (Montréal). Nous sommes réunis virtuellem­ent et spirituell­ement grâce à leur visionnair­e ami CharlesMat­hieu Brunelle, directeur d’Espace pour la vie (Biodôme, Insectariu­m, Jardin botanique, Planétariu­m). J’ai droit à une bonne demi-heure en compagnie de personnes que j’admire infiniment pour leur absence d’ego, leur altruisme et leur combativit­é indéfectib­le. Au menu, un sujet d’actualité : la biodiversi­té et comment activer le potentiel humain en sa faveur.

La proximité, l’émerveille­ment et l’interdépen­dance peuvent nous inciter à protéger ce qu’on appelle le « reste du vivant » pour évacuer ce terme froid de la « biodiversi­té ».

« On ne fait pas brûler notre maison avant de la donner à nos enfants », s’enflamme le moine de 74 ans vêtu de son éternelle tunique safran. Dans son sari bourgogne, Mme Shiva opine du chignon. « Nous avons créé la crise écologique, nous avons créé cette violence. Ici, en Inde, on aperçoit l’Himalaya à 200 kilomètres pour la première fois depuis 30 ans et les éléphants reviennent dans les rues. Ce sont des choses que je voyais dans mon enfance ! »

Matthieu Ricard, lui, nous ramène constammen­t à l’humilité : « Si on transpose 3,5 milliards d’années de vie sur Terre sur 24 heures, 99,9 % de cette vie s’est déroulé sans nous. Les humains sont arrivés durant les cinq dernières secondes. »

Les oiseaux nés dans une cage pensent que voler est une

»

maladie

ALEJANDRO JODOROWSKY

L’univers n’est pas un catalogue pour

»

exaucer nos désirs

MATTHIEU RICARD

La biodiversi­té de l’esprit

Aussi calée en physique mécanique qu’en semences ancestrale­s qu’elle préserve des Monsanto de ce monde depuis 30 ans, Vandana Shiva s’est portée à la défense du vivant et a fondé son Université de la Terre à Delhi. Elle codirige également le Forum internatio­nal sur la mondialisa­tion et milite depuis un demi-siècle pour l’interconne­xion et la « biodiversi­té de l’esprit » : « C’est une histoire de supériorit­é, celle des Blancs, celle du patriarcat, celle des religions. Mais un microbe dans le sol n’est pas moins signifiant qu’un tigre. Et les 300 nouveaux virus transmis aux humains depuis 30 ans nous viennent de la forêt. » COVID-19 incluse.

Sans surprise, comme son ami moine, cette lauréate du prix Nobel alternatif est végétarien­ne.

Matthieu Ricard confirme : « Nous nous sommes extraits de la nature. Or, un virus de rien du tout — de 100 nanomètres — a brisé notre arrogance. En Inde et au Népal, les gens n’ont pas besoin de ce rappel pour savoir à quel point la vie est fragile. À cause des inondation­s, des moussons et des tremblemen­ts de terre, ils savent que nous devons être plus intelligen­ts et démontrer davantage de compassion. »

Lorsque je leur demande pourquoi on se réfère constammen­t à des scientifiq­ues comme eux, mais qu’on ne les écoute jamais quand vient le temps de protéger notre environnem­ent, ils pensent encore en termes de diversité : « Nous travaillon­s avec des systèmes vivants, donc complexes. Il faut que plusieurs discipline­s scientifiq­ues s’unissent pour travailler en harmonie. C’est ce qui va nous protéger », croit Vandana Shiva.

« Il y a une incroyable méfiance face à la science, constate Matthieu Ricard. Cela prend du temps et des efforts pour acquérir des connaissan­ces valides. Il est plus facile de croire de fausses nouvelles qui vous offrent des réponses sans effort. Les changement­s climatique­s vont apporter de plus en plus de souffrance­s comme celles que nous vivons maintenant. Si les dirigeants pouvaient utiliser le dixième de la déterminat­ion déployée en ce moment pour relancer l’économie, mais en faveur de l’environnem­ent ! J’espère que ce ne sera pas oublié. Écoutez ceux qui ont l’expérience. » Il n’a pas parlé de science infuse, il est bien trop sage pour ça.

Des jardins partout

Vandana Shiva espère des jardins partout, dans les cours d’école, derrière les églises, devant les maisons, pour enrayer les dommages causés par la monocultur­e destinée en grande partie à la viande industriel­le. « 90 % de ces cultures de soya et de maïs OGM servent à nourrir des animaux et le biodiesel. C’est de l’anti-nourriture subvention­née et ça impacte sur la biodiversi­té, augmente la résistance au Roundup [glyphosate] et autres fertilisan­ts, ainsi qu’aux antibiotiq­ues. Il faut cesser de globaliser la nourriture et la localiser. »

Ne sont-ils pas las de militer et de voir leurs idées pourrir sur pied ? Le moine est zen : « Nous sommes dans une civilisati­on de la répétition, disait mon père » — le philosophe JeanFranço­is Revel. « On ne devrait pas sous-estimer le pouvoir des idées. Mais ça prend 20 à 30 ans pour que des changement­s opèrent. Il faut toute une toile de psychologu­es, de scientifiq­ues, d’activistes qui coopèrent. »

« Je ne suis pas fatiguée de répéter la vérité, renchérit Vandana Shiva. Je trouve que la vérité est très rafraîchis­sante, au contraire. Chaque miracle quotidien me réjouit. Je ne peux me lasser du papillon qui passe, de la graine qui devient plante. Nous sommes séparés de la nature, distanciés, en grande partie à cause de la mondialisa­tion. Les gens ne comprennen­t pas que leur consommati­on immédiate affecte les baleines qui meurent au loin et toutes les espèces, dont nous sommes. »

Matthieu Ricard cite Victor Hugo en exergue de son livre Plaidoyer pour l’altruisme : « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. »

Espérons qu’une baleine, messagère de 17 tonnes, fera le poids.

 ?? MÉDIUM RÉSOLUTION ?? « Je ne suis pas fatiguée de répéter la vérité. Je trouve qu’elle est très rafraîchis­sante », lance l’écoféminis­te et scientifiq­ue Vandana Shiva.
MÉDIUM RÉSOLUTION « Je ne suis pas fatiguée de répéter la vérité. Je trouve qu’elle est très rafraîchis­sante », lance l’écoféminis­te et scientifiq­ue Vandana Shiva.
 ?? RAPHAELE DEMANDRE ?? « Si on retrouve l’émerveille­ment et le respect face à la nature, on a envie d’en prendre soin », pense le moine bouddhiste Matthieu Ricard.
RAPHAELE DEMANDRE « Si on retrouve l’émerveille­ment et le respect face à la nature, on a envie d’en prendre soin », pense le moine bouddhiste Matthieu Ricard.
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