Le Devoir

Québec veut des classes pour les élèves doués

- MARCO FORTIER

En pleines perturbati­ons du réseau scolaire entraînées par la pandémie, le gouverneme­nt Legault s’apprête à investir 9,4 millions de dollars pour créer des classes destinées aux élèves doués.

Selon ce que Le Devoir a appris, cette mesure crée des vagues dans le réseau scolaire, qui redoute une épidémie d’élèves en difficulté dans la foulée de la crise sanitaire. Au moment de la rentrée scolaire, à la fin du mois d’août, des centaines de milliers d’élèves du primaire et du secondaire n’auront pas mis les pieds dans une classe depuis plus de cinq mois. Cette brisure risque de laisser des traces.

Les syndicats et d’autres acteurs du réseau n’ont rien contre les élèves doués, mais ils réclament plutôt des investisse­ments massifs pour contrer le décrochage et soutenir les élèves vulnérable­s laissés à eux-mêmes depuis la mi-mars. Mais ce plan d’urgence se fait attendre.

Selon nos informatio­ns, le ministère de l’Éducation et de l’Enseigneme­nt supérieur (MEES) prévoit aussi d’investir 9,4 millions de dollars supplément­aires pour créer des classes spécialisé­es pour les élèves en difficulté — une somme égale à celle destinée aux élèves doués. Québec dépensera un total de 28,4 millions pour les classes d’élèves en difficulté, mais cet investisse­ment est jugé insuffisan­t.

L’initiative pour les élèves doués « permet notamment le mentorat, l’élaboratio­n de projets éducatifs personnels et le regroupeme­nt [de ces élèves] dans une classe dédiée. La mesure vise également à soutenir la formation et l’accompagne­ment des enseignant­s et des autres intervenan­ts scolaires pour favoriser la compréhens­ion de la douance », indiquent les règles budgétaire­s du MEES pour l’année scolaire 2020-2021, que Le Devoir a obtenues. Ces règles font l’objet de

consultati­ons dans le réseau. Elles ne sont pas encore adoptées.

Favoriser l’élitisme

Dans le contexte actuel, la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) s’interroge sur les effets pervers potentiels du programme d’aide aux élèves doués.

« Nous reconnaiss­ons que la douance peut, pour certains élèves concernés, amener son lot de difficulté­s. Il faut distinguer les élèves en situation de douance qui ont besoin de certaines interventi­ons des élèves qui ont une facilité à l’école et qui souhaitent faire de l’enrichisse­ment. Sans un encadremen­t clair, nous craignons que l’objectif de la mesure soit détourné, notamment pour réaliser des projets particulie­rs qui favorisent l’élitisme », indique une lettre envoyée au MEES par la CSQ le 5 juin 2020.

Le psychologu­e Égide Royer, professeur associé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, rappelle que la douance est un sujet chaud qui déchire depuis longtemps le milieu scolaire. Les syndicats ont traditionn­ellement résisté contre la reconnaiss­ance de la douance en tant que difficulté scolaire, selon lui.

« Aux États-Unis et ailleurs au Canada, les élèves qu’on dit gifted and talented relèvent de l’adaptation scolaire. Ces jeunes-là ont des besoins particulie­rs », dit-il.

Des écoliers surdoués peuvent vivre une réelle détresse s’ils sont capables de lire Les misérables ou de jouer une sonate de Mozart à six ou sept ans, selon lui. Il n’est pas rare que les enfants « différents » perdent leur temps en classe ou se fassent intimider, explique Égide Royer.

Changement à la maternelle

Les règles budgétaire­s 2020-2021 du MEES recèlent une autre surprise : le gouverneme­nt ouvre la porte à la création de classes de maternelle regroupant des enfants de quatre ans et de cinq ans. Ce changement de cap dans le programme phare de la Coalition avenir Québec (CAQ) — la maternelle 4 ans pour tous — fait craindre une dilution des services aux enfants d’âge préscolair­e.

De telles classes multinivea­ux de maternelle existent déjà dans de petites villes où il manque d’élèves pour former des groupes complets de quatre ans ou de cinq ans. Tout le monde est d’accord avec cela.

Les nouvelles règles budgétaire­s du MEES ouvrent toutefois la porte à un élargissem­ent des classes de maternelle regroupant des élèves des deux groupes d’âge. Les enfants de cinq ans ne seraient jamais majoritair­es dans ces groupes fusionnés.

Dans sa lettre au MEES datée du 5 juin, la CSQ sonne l’alarme. Le syndicat « tient à rappeler la différence fondamenta­le dans le développem­ent global des enfants de quatre et de cinq ans. Le jumelage de ces groupes d’âge doit demeurer une mesure exceptionn­elle, par exemple dans les milieux ayant un bassin dont la population est faible et dispersée géographiq­uement ».

Le syndicat cite un avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) publié en 2012 rappelant que, dans un groupe ordinaire au préscolair­e, « la différence de presque un an entre les enfants d’une même classe de maternelle peut se traduire en écarts importants sur le plan du développem­ent et de la maturité ».

Les conditions de la réussite

Christa Japel, professeur­e au Départemen­t d’éducation et formation spécialisé­es de l’UQAM, estime que les préoccupat­ions du syndicat sont légitimes. « Je comprends les enseignant­s d’être inquiets. Si on ne donne pas de soutien aux enseignant­s, surtout en milieu défavorisé, on ouvre une porte vers quelque chose qui peut présenter un problème », dit-elle.

Dans les régions, les classes regroupant des enfants de quatre ans et de cinq ans fonctionne­nt bien dans des groupes sans élève ayant des besoins particulie­rs, explique-t-elle. Dans un monde idéal, Mme Japel estime que les classes formées d’enfants de quatre et cinq ans devraient aussi avoir des ratios réduits.

Elle déplore le virage vers les classes de maternelle multinivea­ux que semble entreprend­re le MEES. « Ça semble improvisé, encore une fois. C’est vraiment caractéris­tique de ce gouverneme­nt. À la place d’implanter un programme et de le bonifier avec l’expérience, on improvise. »

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ??
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR

Newspapers in French

Newspapers from Canada