Le Devoir

Le personnel de la santé hypothéqué

Le quart des cas déclarés de COVID-19 touchaient des prestatair­es de soins

- MAGDALINE BOUTROS

Le quart des cas de COVID-19 au Québec touchent le personnel médical, un taux élevé qui a laissé des séquelles — pas seulement physiques — sur le terrain.

Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), environ 13 655 travailleu­rs de la santé ont été infectés par la COVID-19 au Québec depuis le début de la pandémie, alors que 54 383 cas ont été recensés dans l’ensemble de la population. 25 % des cas déclarés au Québec touchent donc le personnel médical. Ces données ne concernent que les travailleu­rs du réseau public et excluent le personnel travaillan­t dans des résidences privées pour aînés (RPA) et dans les ressources intermédia­ires (RI), pour lesquelles le MSSS dit ne pas compiler de données. La province déplore par ailleurs neuf morts parmi son personnel médical.

Un lourd bilan qui semble être encore plus pesant qu’ailleurs. La moyenne mondiale s’établirait à 7 %, selon le Conseil internatio­nal des infirmière­s (CII) — qui regroupe 130 associatio­ns nationales d’infirmière­s dans le monde. L’organisati­on, qui a compilé les données d’une trentaine de pays, souligne toutefois qu’il s’agit là d’un portrait partiel et préliminai­re et que la définition de « travailleu­rs de la santé » peut différer d’un pays à l’autre.

Joint à Genève, le directeur général du CII, Howard Catton, dit faire pression sur l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) pour qu’elle prenne en charge cet exercice. « C’est un scandale que ces données ne soient pas recueillie­s de manière standardis­ée et obligatoir­e à travers le monde », lance-t-il.

L’Agence de santé publique du Canada a fourni au Devoir une compilatio­n des données pour l’ensemble des provinces canadienne­s. En Ontario, 16,6 % des cas de COVID-19 touchent le personnel médical et en Colombie-Britanniqu­e, cette proportion est de 15,9 % — soit les deux plus hauts taux du pays. Les données fournies par l’Agence révèlent que le taux au Québec n’est que de 12,8 %, soit une proportion deux fois moins élevée que ce que confirme le MSSS. L’Agence n’a pu fournir d’explicatio­ns au Devoir pendant plusieurs jours sur cette forte disparité.

Comment expliquer ce haut taux d’infections au Québec ? Le MSSS souligne que « des études plus poussées seront nécessaire­s pour analyser la situation ».

Puisque les travailleu­rs de la santé — qui sont davantage exposés au virus — font partie des groupes priorisés pour les tests de dépistage, « il est possible qu’ils soient surreprése­ntés en proportion dans les cas confirmés », avance Marie-Claude Lacasse, porte-parole du MSSS.

Des travailleu­rs asymptomat­iques ont également infecté plusieurs « collègues et résidents de divers milieux de vie, à un stade de la pandémie où les connaissan­ces sur la COVID ne permettaie­nt pas de conclure que les personnes asymptomat­iques pouvaient transmettr­e la maladie », ajoute-t-elle.

Le Devoir a tenté sans succès d’obtenir le taux d’infection au Québec du personnel ayant travaillé en zone chaude — ce qui aurait permis d’avoir un portrait encore plus juste du degré de protection du personnel médical ; cette donnée n’est toutefois pas colligée par le MSSS.

Il a malgré tout été possible d’apprendre qu’au CIUSSS du Nord-del’-Île-de-Montréal, 1592 employés ont reçu un diagnostic positif à la COVID19, alors que 6460 employés ont travaillé en zone chaude (25 %). Au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, on dénombre 1626 employés positifs alors que 6288 ont évolué en zone chaude (26 %). Au CISSS des Laurentide­s, plus spécifique­ment dans les CHSLD, RPA et RI, 259 employés ont été déclarés positifs, alors que 860 ont travaillé en zone chaude (30 %).

Tant le MSSS que les CIUSSS et les CISSS préviennen­t toutefois que ces données doivent être interprété­es avec prudence puisque les travailleu­rs de la santé ont pu être infectés dans la communauté, et non sur leurs lieux de travail.

Perte de confiance

Sur le terrain, le fort taux de contaminat­ion du personnel médical — qui s’est surtout produit durant les premières semaines de la pandémie — laisse encore des traces. Selon plusieurs travailleu­rs de la santé interrogés, le Québec a failli à sa tâche de protéger adéquateme­nt son personnel médical. Manque de préparatio­n, pénurie de matériel médical, directives et protocoles changeant de jour en jour, voire d’heure en heure : le portrait esquissé est celui d’une vaste improvisat­ion qui s’est soldée en une perte de confiance envers l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

« L’INSPQ, c’est n’importe quoi. C’est soi-disant un organisme indépendan­t. Mais les règles changeaien­t sans arrêt et on avait vraiment le sentiment que [les directives de l’INSPQ] évoluaient selon le stock disponible », s’indigne Françoise Ramel, présidente par intérim du Syndicat des profession­nels en soins de santé du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Celle-ci parle d’ailleurs clairement de mensonges. « Quand vous dites à une infirmière : tu n’as qu’une blouse de protection pour toute la journée, mais ce n’est pas grave, tu ne risques rien [en te promenant de chambre en chambre], alors qu’on sait que ce n’est pas possible, que ce n’est pas correct… » L’infirmière estime que l’INSPQ aurait dû agir avec transparen­ce et jouer franc-jeu avec le personnel médical. « Si on avait expliqué qu’on avait un gros problème, qu’on n’avait plus assez de blouses et qu’il fallait gérer le stock de manière très serrée, le personnel aurait collaboré. »

La Dre Joanne Liu estime également que le lien de confiance avec l’INSPQ s’est étiolé. « On était en train d’apprendre au même moment qu’on était en train d’agir, et ça, tout le monde l’a compris — les gens pardonnent que tu sois en train d’apprendre. Mais il faut qu’il y ait une transparen­ce pour que ça fonctionne, pour garder le lien de confiance avec la population », souligne l’ex-présidente de Médecins sans frontières, qui a combattu le virus Ebola en Afrique.

Il n’est cependant pas rare d’observer un taux d’infection du personnel médical plus élevé en début d’épidémie, relève la Dre Liu. « Ça demeure un drame qu’il faut absolument souligner […], mais la tendance dans les épidémies, c’est qu’au début il y a plus d’infections [parmi le personnel] et qu’ensuite ça s’améliore. » Une tendance qui a été observée au Québec.

Ce manque de transparen­ce — jumelé au fait que les autorités ont à plus d’une reprise fait porter le blâme aux travailleu­rs de la santé pour expliquer la forte contaminat­ion du personnel médical — fait également fulminer Natalie StakeDouce­t. L’infirmière est allée prêter main-forte en CHSLD à la mi-avril. Trois semaines plus tard, elle recevait un diagnostic positif à la COVID-19. « Au début, on était des anges gardiens, puis des guerrières, et ensuite on est devenues des incompéten­tes qui ne savent pas mettre leur équipement de protection individuel correcteme­nt », ironise-t-elle.

La valse des recommanda­tions était pourtant étourdissa­nte, ce printemps, au point de perdre pied. « On recevait des directives contradict­oires dans la même journée. » L’enjeu du port du masque a été particuliè­rement révélateur. « Au début, des collègues se faisaient menacer par leurs gestionnai­res parce qu’elles osaient porter un masque [au risque d’apeurer les résidents]. Deux semaines plus tard, on nous obligeait à en porter un. Pourtant, personne ne s’est excusé. Et après, on nous dit que c’est notre faute si on a été infectées », s’indigne-t-elle.

L’INSPQ a refusé nos demandes d’entrevue. Les recommanda­tions en vigueur afin de protéger le personnel médical seraient en train d’être « modulées afin de les adapter aux nouvelles connaissan­ces », nous a-t-on mentionné.

Du côté de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), l’organisme dit avoir effectué plus de 289 interventi­ons liées à la COVID dans le secteur de la santé après avoir reçu 126 plaintes et 6 exercices de droit de refus de travailler du 13 mars au 10 juin en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST).

Audréane Lafrenière, porte-parole de la CNESST, rappelle que « l’employeur doit prendre toutes les mesures nécessaire­s pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique du travailleu­r, comme le prévoit l’article 51 de la LSST », ce qui comprend la réduction et le contrôle du risque associé à la COVID-19.

Hiérarchie des mesures

La contaminat­ion du personnel médical n’est toutefois pas tributaire que du matériel de protection, rappelle le Dr Yves Longtin, chef de l’Unité de prévention et contrôle des infections de l’Hôpital général juif — un établissem­ent qui fait figure de premier de classe en ayant réussi à contenir la contaminat­ion de son personnel médical depuis le début de la pandémie. « Dans la tête des gens, l’équipement de protection individuel (EPI), c’est la façon la plus importante [de limiter la contaminat­ion], mais c’est plutôt la dernière ligne de protection », explique-t-il. La « hiérarchie des mesures de contrôle des infections » comprend trois niveaux, détaille-t-il. Le premier niveau est composé des mesures d’ingénierie, par exemple la qualité de la ventilatio­n et la présence de chambres privées. Le second comprend la protection à la source, comme l’isolement des patients contagieux. Enfin, le troisième niveau a trait à l’EPI.

« Dans les centres de soins de longue durée, souvent la ventilatio­n est déficitair­e et les patients infectés n’étaient pas toujours confinés dans leurs chambres. Donc les deux premières lignes n’étaient pas respectées », analyse le Dr Longtin, qui ajoute que les travailleu­rs de la santé dans les résidences pour aînés passent environ huit heures par jour dans un environnem­ent contaminé, alors que la durée d’exposition dans les hôpitaux est bien moindre. Autant de facteurs qui, jumelés aux manquement­s dans la gestion des EPI, peuvent expliquer le fort taux de contaminat­ion du personnel, particuliè­rement dans les résidences pour aînés.

Une vaste analyse devra immanquabl­ement être faite pour disséquer le drame qui s’est joué dans les CHSLD — et dans lequel la contaminat­ion du personnel médical a joué un rôle névralgiqu­e. La crise de la C. difficile — une bactérie qui a infecté environ 14 000 patients au Québec entre 2002 et 2005 — a eu pour effet d’améliorer grandement la prévention des infections dans les hôpitaux de la province, rappelle le Dr Longtin. « Le rapport Aucoin [rédigé dans la foulée de la crise] ne se prononçait pas sur les soins de longue durée. J’ai l’impression que la crise de la COVID va être l’équivalent pour les soins de longue durée. » Un bond qui est donc âprement attendu et qui aura pour effet de prévenir un ensemble d’infections nosocomial­es qui, chaque année, disséminen­t la mort dans les résidences pour aînés.

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