Le Devoir

Les dieux ont soif

- CHRISTIAN RIOUX

Traditionn­ellement, on manifestai­t pour exiger quelque chose. Les syndicats descendaie­nt dans la rue pour réclamer des augmentati­ons de salaires ou de meilleures conditions de travail. À d’autres époques, on a manifesté pour l’avortement ou le gel des droits de scolarité. L’intérêt de ces manifestat­ions, c’est qu’on savait précisémen­t ce qui était demandé. Le cas échéant, on pouvait donc s’asseoir à une table et discuter. Du moins savait-on si ces revendicat­ions avaient quelque chance d’être satisfaite­s un jour.

On a parfois l’impression que les militants d’aujourd’hui ont plutôt suivi le mot d’ordre de Stéphane Hessel. À la fin de sa vie, cet ancien résistant devenu haut fonctionna­ire avait écrit un petit manifeste vendu à des millions d’exemplaire­s intitulé Indignez-vous ! Dans cet opuscule, il ne réclamait rien de précis. Il incitait plutôt la jeunesse à exprimer son émoi chaque fois qu’elle constatait une injustice. Comme si l’homme avait compris qu’à la dictature des images, aujourd’hui incontesté­e, ne pouvait correspond­re que la sacralisat­ion des émotions.

Si l’on comprend très bien la colère spontanée suscitée par le meurtre de George Floyd filmé en direct sur Internet, les objectifs des manifestat­ions qui ont suivi sont loin d’être limpides. On a évidemment compris qu’il s’agissait de faire reculer le racisme. Mais encore ? S’agissait-il de modifier le code de déontologi­e des policiers ? De fixer des quotas de recrutemen­t ethniques ? De soumettre les policiers à des sessions de rééducatio­n ? Comme si tout cela n’avait pas déjà été fait.

Heureuseme­nt, le « racisme systémique » vint à la rescousse ! Comme l’« immaculée conception » ou la « justice bourgeoise » hier encore, ce concept issu de l’extrême gauche américaine et de la frange radicale et séparatist­e du mouvement noir a l’immense avantage de pouvoir recouvrir à peu près n’importe quoi. Du point de vue des militants profession­nels qui n’ont que ces mots à la bouche, c’est peut-être d’ailleurs sa principale qualité. Comment en effet mesurer l’état réel de ce racisme si nébuleux puisqu’on nous dit qu’il serait omniprésen­t sans que les policiers soient pour autant racistes ? On serait donc raciste sans le savoir. Au fond, il en irait du racisme comme du mal. On n’aura jamais fini de le combattre.

Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas, disait Malraux. Du genou au sol à l’autoflagel­lation, en passant par le déboulonna­ge des statues, les résonances mystiques de ce que nous avons vu depuis deux semaines sautent aux yeux. Les militants qui hantent nos boulevards ne cherchent pas tant à réformer la police ou une administra­tion quelconque qu’à purger le monde du racisme comme hier d’autres mystiques — aussi bien laïcs que religieux d’ailleurs — voulaient le purger du mal.

Née d’une image, cette révolte ne pouvait trouver sa rédemption que dans la destructio­n d’autres images. Les nouveaux iconoclast­es n’ont rien inventé. Ceux d’hier ont saccagé les statues de la Vierge Marie pendant les guerres de Religion, pillé les églises pendant la Terreur et fait exploser les Bouddhas de Bâmiyân en Afghanista­n. Dans tous les cas, il s’agissait d’abord de purger les âmes, de faire table rase du passé et de se débarrasse­r des symboles de l’ancienne croyance.

Comme les anciens, les nouveaux inquisiteu­rs s’en prennent à tous ceux qu’ils soupçonnen­t d’avoir fricoté avec l’Impur. En attendant de les mettre tous dans la même charrette en route vers la place de Grève, on se contente de détruire leur statue.

Même de Gaulle, qui combattit le nazisme, donna sa liberté à l’Algérie et fut le champion des indépendan­ces en Afrique, en Amérique latine et au Québec est traité de « colon » en direct à la télévision. Vandalisée aussi la statue de Churchill sans qui la victoire contre le nazisme aurait été impossible. Le pauvre ne saurait se laver de la souillure d’avoir un jour défendu l’Empire. Quant au père de l’école gratuite et obligatoir­e, Jules Ferry, il n’est plus qu’un colonialis­te. Même si l’historienn­e Mona Ozouf nous apprend qu’il créa des écoles partout en Algérie malgré l’opposition irréductib­le des colons. Enfin, voilà Colbert réduit à l’infâme « code noir » réglementa­nt l’esclavage. L’histoire nous apprend pourtant que le père de l’administra­tion française encouragea le métissage en Nouvelle-France, dont il fit une province de France et où il envoya les filles du Roy. Sans lui, nous ne serions pas là !

N’allez surtout pas expliquer à ces nouveaux censeurs que personne n’a le monopole du Bien. L’affaire est trop complexe et la nouvelle Majorité morale n’en a cure. Elle n’aura de cesse tant que le tribunal de l’histoire n’aura pas sanctionné tous les personnage­s historique­s qui n’ont pas eu l’heur de se conformer à la morale de notre époque. Tout cela au nom du dieu Tolérance et de la déesse Diversité. Comme l’écrivait Anatole France, auteur d’un magnifique roman du même nom qui illustre les affres de la Terreur : Les dieux ont soif !

Si on comprend très bien la colère spontanée suscitée par le meurtre de George Floyd filmé en direct sur Internet, les objectifs des manifestat­ions qui ont suivi sont loin d’être limpides. On a évidemment compris qu’il s’agissait de faire reculer le racisme. Mais encore ?

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