Le Devoir

Les pauvres et les méritants

- AURÉLIE LANCTÔT

«Il n’est pas question qu’il y ait quelqu’un au Québec qui n’ait pas quelque chose à manger », lançait François Legault lors du point de presse du 26 mars, ajoutant qu’il ne fallait pas avoir honte de recourir aux banques alimentair­es en cette période difficile. Déjà, la fréquentat­ion des banques alimentair­es augmentait en flèche. Le gouverneme­nt fédéral s’affairait encore à mettre sur pied son allocation d’urgence, branle-bas de combat, les entreprise­s fermaient, les licencieme­nts se multipliai­ent et des gens qui ne s’étaient jamais retrouvés au pied du mur s’inquiétaie­nt. L’aide arrive, répétait-on. « Ce n’est pas de votre faute si vous avez perdu votre emploi », disait Legault sur un ton rassurant.

Mais si vous étiez déjà sans emploi, ou si vous comptiez déjà parmi les travailleu­rs pauvres, a-t-on fini par comprendre, vous passerez sous le radar de toutes les mesures de soutien offertes. C’est essentiell­ement ce qui s’est passé avec les personnes assistées sociales qui, depuis le début de la pandémie, font face à une multitude d’embûches et n’ont toujours pas été entendues, malgré les efforts déployés par les groupes communauta­ires pour porter leurs voix.

Au téléphone cette semaine, Virginie Larivière, du Collectif pour un Québec sans pauvreté, s’impatienta­it. Le mois de juillet approche et le gouverneme­nt n’a toujours rien offert aux gens vivant de l’aide sociale qui, avant comme maintenant, se débrouille­nt avec 690 $ par mois. « Les gens se sentent trahis, me disait-elle. D’un côté, on a un gouverneme­nt qui nous dit que ça prend au moins 2000 $ pour arriver à payer ses factures et traverser le mois et, de l’autre, on continue de maintenir des gens dans la grande pauvreté, avec une prestation dérisoire. »

Alors que de nombreuses personnes se sont tournées pour la première fois vers des banques alimentair­es ou ont dû compter sur l’indulgence de leur propriétai­re, celles qui se trouvaient déjà au bas de l’échelle aussi ont vu leurs conditions de vie se détériorer. Mais « ces genslà », apparemmen­t, ne méritent pas d’être aidés. Sous nos yeux ces derniers mois, on a vu les conséquenc­es en temps réel du mythe voulant que la pauvreté, du moins celle qui se vit en temps normal, est un choix.

« Les personnes assistées sociales ont subi des pertes nettes de revenu, explique Virginie Larivière. Normalemen­t, il y a toujours moyen d’aller chercher un peu de sous quand tu es à l’aide sociale, mais ces moyens-là ont presque disparu. » Les gens ont perdu leur petit emploi, ou la possibilit­é de faire du bénévolat en échange d’un repas. Et en parallèle, les dépenses ont augmenté, à l’épicerie, à la pharmacie…

Qu’à cela ne tienne, silence radio du côté des gouverneme­nts. À peine a-t-on simplifié les demandes d’aide sociale, notamment en suspendant les exigences imposées par le — largement contesté — programme Objectif emploi pour une première demande. Mais s’il était impossible de vivre dignement de l’aide sociale avant la pandémie, comment espérer que ce soit le cas maintenant ? Et a-t-on anticipé la probable augmentati­on des demandes d’aide de dernier recours si le ralentisse­ment économique induit par la pandémie se prolonge ?

« C’était savoureux d’entendre le premier ministre dire que personne n’allait manquer de nourriture au Québec durant la pandémie, qu’il n’y a pas de honte à aller dans une banque alimentair­e, ajoute Viriginie Larivière. Mais sait-il que des gens avaient du mal à se nourrir avant aussi ? »

Le mois de juillet approche et le gouverneme­nt n’a toujours rien offert aux gens vivant de l’aide sociale qui, avant comme maintenant, se débrouille­nt avec 690 $ par mois

La pauvreté, déduit-on, suscite l’empathie à condition qu’elle soit soudaine, inéluctabl­e, inscrite dans un contexte exceptionn­el. Alors, seulement, s’autorise-t-on à délier timidement les cordons de la bourse, tout en tenant un discours moralisate­ur. Il se trouve toujours une armée d’experts et de commentate­urs prêts à dépeindre chaque main tendue comme un sacrifice, une concession douloureus­e, susceptibl­e de compromett­re la prospérité future. Comme si nous n’avions pas sous les yeux la preuve que des décennies de restrictio­ns budgétaire­s n’ont fait que fragiliser les services essentiels, les travailleu­rs et les personnes vulnérable­s. Qu’à cela ne tienne, la population a intégré la discipline néolibéral­e à un point tel que toute forme de redistribu­tion est accueillie avec méfiance.

Il n’y a qu’à voir les réticences exprimées face à la « générosité » de la Prestation canadienne d’urgence, qui redoublent d’ardeur depuis l’annonce de sa prolongati­on. Il faut mesurer l’ampleur de ce délire : François Legault s’est dit inquiet de la concurrenc­e que représente l’aide fédérale pour la reprise de l’emploi, comme si l’on pouvait vivre grassement avec 2000 $ par mois, et apparemmen­t sans voir la violence d’une telle suppositio­n.

La situation de crise aurait pu constituer une occasion de repenser le soutien offert aux personnes en situation de pauvreté. C’est plutôt le contraire qui s’est produit : toutes les mesures d’urgence adoptées n’ont fait qu’accentuer le clivage entre ceux qui méritent et ne méritent pas de connaître la pauvreté, en distinguan­t les « braves travailleu­rs » des « autres », en traçant une ligne claire entre les pauvres et les méritants, gaspillant du même coup une excellente occasion de réduire les inégalités sociales.

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