Le Devoir

La main tendue du numérique

Le 11e gala des prix Numix révèle la richesse des contenus donnant une voix à des communauté­s souvent négligées

- MÉDIAS PHILIPPE PAPINEAU

À une époque de distanciat­ion physique où « HTML » peut trop souvent rimer avec « fausses nouvelles » ou « données personnell­es », les plus récents lauréats des prix Numix nous rappellent que les oeuvres numériques peuvent jouer un rôle important pour la culture et la société et pour le « rapport à l’autre », souligne la présidente du jury de ces récompense­s, Catalina Briceño.

Au fil d’une cérémonie morcelée en quatre blocs diffusés en ligne sur autant de jours, le gala des prix Numix organisé par Xn Québec a souligné le travail de 22 production­s numériques de différents acabits. On note parmi les gagnants l’installati­on muséale Génération MTL à Pointe-à-Callière, la création numérique Nopimik sur la culture anichinabé­e, les documentai­res balados Debouttes ! et Trafic, la websérie Nomades et l’oeuvre numérique interactiv­e Vast Body 22 de Vincent Morisset et AATOAA.

Cette dernière pièce numérique a intéressé Catalina Briceño parce qu’elle demande la participat­ion des visiteurs pour créer un corps qui bouge. « Il y a une nature collective à l’oeuvre », un aspect qui se répercute, chez beaucoup de nommés et de gagnants, par la présence d’une « thématique imposante autour de la diversité, autour de ce rapport à l’autre ».

L’autre comme femme, comme immigrant, comme membre de la communauté LGBTQ, ou comme autochtone. L’autre comme souffrant de maladie mentale. L’autre comme le citoyen qui vit loin de la métropole, tiens.

« Toute cette notion du vivre-ensemble, du rapport à l’autre et du lien social qui s’est foncièreme­nt transformé avec la pandémie, comment on le réinvente ? se questionne Mme Briceño, actuelleme­nt professeur­e invitée à l’École des médias de l’UQAM et ancienne du Fonds des médias du Canada. On est à repenser nos organisati­ons, on est à repenser nos institutio­ns, nos sociétés, mais c’est fondamenta­l : qu’est-ce qui va rester de cette pandémie-là ? Notamment la peur sociale, la peur de l’autre. Ce qui est mis en lumière avec les projets qu’on a reçus cette année, c’est beaucoup comment on recrée ces pontslà et comment ces outils numériques, notamment, vont nous aider à la mise en relation avec les autres. »

Nos différente­s communauté­s, souligne-t-elle, profitent d’une certaine accessibil­ité des médias numériques pour prendre la parole, pour tendre la main. Cet écosystème a la particular­ité d’inclure à la fois de grands noms ou des diffuseurs publics comme RadioCanad­a, mais aussi « des créateurs émergents indépendan­ts, comme Martin Bureau », qui a gagné dans la catégorie Documentai­re — Capsule et websérie avec Les murs du Désordre.

« Ça traverse les régions, ça traverse les génération­s, illustre la présidente du jury. Ces outils-là offrent un niveau d’appropriat­ion que les médias traditionn­els ne peuvent pas offrir à certains groupes, à certaines collectivi­tés et c’est vrai que c’est très représenta­tif de l’industrie de la créativité québécoise en numérique. »

Elle note en ce sens la montée « fulgurante » du média « très démocratiq­ue » de la baladodiff­usion. Cette année, quatre catégories chapeautai­ent la production, alors qu’il y a deux ans, ce vecteur audio était absent des prix Numix. Une trentaine de production­s ont proposé leur candidatur­e, note Mme Briceño. Les balados Entre filles avec Sarah-Maude Beauchesne et La vie secrète de l’art font partie des lauréats de cette édition.

Cet ajustement rapide des Numix révèle, selon Mme Briceño, la grande flexibilit­é du secteur. « Pour un gala comme ça, ça implique d’emblée de se réinventer chaque année, avec l’introducti­on de nouvelles catégories, la disparitio­n de d’autres. Je pense que c’est aussi ce qui explique la grande réactivité de Xn Québec qui a repensé rapidement la remise de prix. Cette agilité-là est aussi dans l’ADN de l’organisati­on. »

Double paradoxe

Tout n’est pas rose dans le numérique, concède la présidente du jury. Depuis environ deux ans, il y a « énormément de mauvaise presse » autour de ces enjeux, entre autres en raison de « la domination des grandes plateforme­s, des fausses nouvelles, note-t-elle. Les gens sont dans un éveil, ils comprennen­t le potentiel du numérique mais ses limites aussi avec les vols d’identité, ou la protection des données personnell­es ».

Ce paradoxe, croit Mme Briceño, en cache un autre, qui nous est apparu avec beaucoup de force dans les derniers mois de confinemen­t : nous avons beaucoup avancé dans les outils technologi­ques, mais très peu dans leur utilisatio­n. Par exemple en éducation, explique-t-elle, où il ne suffit pas d’une bonne plateforme de conférence pour faire un enseigneme­nt efficace.

« C’est cette réflexion-là qu’on n’a pas eue collective­ment et que beaucoup d’organisati­ons et d’institutio­ns n’ont pas faite. Pour bien des gens, c’est un réveil brutal, la pandémie a eu un effet de carambolag­e. » Mais ce réveil a été fait par les créateurs numériques, qui comprennen­t la culture et la « grammaire numérique » et qui savent « raconter des histoires » avec les outils.

« C’est dans ce “savoir-être” numérique qu’il faut rentrer comme société, réfléchit Mme Briceño. C’est là le point de bascule important et c’est complèteme­nt accéléré par la crise sanitaire. Ça va complèteme­nt conditionn­er les rapports qu’on va développer aux machines, à l’intelligen­ce artificiel­le, à la robotisati­on, à la biotechnol­ogie, etc. »

Aussi optimiste soit-elle, la présidente du jury se permet un léger avertissem­ent pour que les outils numériques se déploient à leur plein potentiel. Elle souligne des a priori systémique­s qui risquent de mettre de côté certains acteurs et certains projets. « Le gros des décisions est encore montréalo-centrique, il est encore fait par des gens de 45 à 60 ans, blancs en majorité. C’est ça la réalité. […] Quand on est un preneur de décision, un politique, un bailleur de fonds, il faut continuer à réfléchir à comment s’assurer de donner des opportunit­és égales et des moyens conséquent­s à l’ensemble des artisans dans l’écosystème. »

Un paradoxe se profile : nous avons beaucoup avancé dans les outils technologi­ques, mais très peu dans leur utilisatio­n

Pour bien des gens, c’est un réveil brutal, »

la pandémie a eu un effet de carambolag­e

CATALINA BRICEÑO

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CASADEL FILMS L’oeuvre numérique interactiv­e Vast Body 22 signée AATOAAet Vincent Morisset, qui fait partie des créations primées, reflète, selon Catalina Briceño, une « thématique imposante autour de la diversité, autour de ce rapport à l’autre » que l’on retrouve chez beaucoup de nommés et de gagnants de cette année.
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