Le Devoir

Le monde d’après, la chronique de Josée Blanchette

Promenade littéraire le long du fleuve entre berge et remous

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Instagram : josee.blanchette

Nous nous sommes posé la question des dizaines de fois : Et après ? La saison 2, ils font quoi ? Ils ont la clim ou pas ? Je me souviens qu’au début de la pandémie j’avais sondé mes amis FB sur « l’après ». Toutes les réponses sont bonnes. Et tout est permis dans le registre de ces imaginaire­s montagnes russes, de l’optimisme arc-en-ciel au pessimisme le plus sombre.

Refaire le monde, on le voudrait tous. Mais il se rebricoler­a avec ou sans nous. Et à travers la fumée âcre et opaque des feux de forêt, les ondes de chaleur qui transforme­nt les parcs en cimetières jaunis, nous devons imaginer une suite qui nous laisse entrevoir beaucoup de ficelles et d’arcs dramatique­s.

Cette semaine, je suis allée marcher le long du fleuve avec ma mère, près de chez elle.

— Tiens ! me dit Fanchon. Il y a deux jours, la pelouse était verte ! C’est incroyable !

Devant nous, une terre brûlée qui a connu un meilleur avril, aurait chanté Brel. Je suis venue chercher le numéro de L’Obs sur « Le monde d’après », « Qu’est-ce qu’on garde ? Qu’est-ce qu’on jette ? » paru le mois dernier. Et j’ai apporté le roman Après le monde d’Antoinette Rychner, que ma mère a vue à La grande librairie, son émission favorite.

Nous en sommes à penser au-delà, en aval du fleuve qui coule paisibleme­nt devant nous. Assises sur notre banc public, à un mètre et demi, nous devisons sans masque. Ma mère est toujours curieuse :

— Et la manif de samedi des Mères au front, c’était comment ? J’ai vu tes photos sur Instagram…

— Elles n’étaient pas si nombreuses. Ça faisait dystopique, ces femmes aux seins nus peints en vert, masquées et habillées de noir devant la statue de George-Étienne Cartier. Une ambiance de tragédie grecque ou de prophétie caniculair­e. Le choeur qui annonce les malheurs à venir : « Les bras de nos enfants sont notre arme de destructio­n massive pour la suite du monde. » Ce ton-là.

— Le jour où les femmes feront la grève, tout arrêtera.

— Ça réglerait bien des choses, en effet. On porte le monde à bout de bras.

Conte de l’avenir ordinaire

Ma mère contemple les remous de l’eau, s’abandonne à la douceur du soir : — Tu sens l’odeur du fleuve ? J’aime cet endroit… Je viens de terminer le livre L’arbre-monde de Richard Powers, sur notre lien avec la nature. Lui, il pense que les gens ont besoin de se faire raconter une histoire pour changer de comporteme­nt.

— C’est vrai que les théories, les statistiqu­es et les essais, un moment donné… Personne n’a changé d’avis à cause d’un statut Facebook. Peut-être que tout est dans la fiction ? Nous restons d’éternels enfants, au fond. L’heure du conte pour tous.

— Oui ! Comme l’opéra de Barcelone qui a joué devant un parterre de plantes cette semaine. Ça, c’est une belle histoire ! Tu as aimé le roman Après le monde ?

Je l’avais commencé au début de la pandémie, en mars, mais l’ai stoppé à moitié parce que je me mangeais les doigts d’anxiété. L’incertitud­e était à son paroxysme. Le roman raconte notre monde en 2023 après une grosse crise écologique qui provoque l’effondreme­nt économique mondial. Et cela se termine en 2049. C’est encore pire. — C’est visionnair­e ! Disons que ça prend une autre allure avec la COVID. On sent que ça se pourrait. C’est du monde comme nous, qui ont des cuisines IKEA. Et paf. D’un coup. Tout bascule. Écoute ça ! C’est quand elle comprend que l’eau courante ne reviendra pas : « La distributi­on ne serait jamais rétablie ; le retour à la normale, ils pouvaient cesser de l’attendre, aucun sauvetage, aucun miracle ne se produirait plus, la routine incommensu­rablement luxueuse, sûre et insouciant­e qu’ils avaient connue, de son vivant, ne reviendrai­t plus. »

— Ce n’est pas un livre pour les écoanxieux…

— C’est tellement lucide et froid qu’on dirait une prophétie. Encore une Cassandre. Je ne sais pas combien ça en prendra ? Elle écrit : « Nous ne croyions pas ce que nous savions. » C’est exactement ça. C’est un nouvel ordre du monde qui s’installe, très primitif, un combat pour la survie. Elle dit : « Nous avons fait marche arrière ; vers un passé nouveau. »

Écrire la suite au féminin

— En plus, Fanchon, l’auteur, Antoinette Rychner a écrit tout son livre au féminin. Vandana Shiva, l’écoféminis­te, m’a dit que l’avenir appartiend­rait aux femmes et aux Autochtone­s. Ce sont eux-elles qu’il faudrait écouter. — Dans L’Obs, Bruno Latour, le philosophe français, dit que c’est à la société civile d’agir. Les États sont dépassés, mais ils ont fait la preuve avec la COVID qu’ils pouvaient changer vite. — Alexandre Jardin pense ça depuis longtemps, le changement par la base, pas par le sommet. J’ai son dernier roman, Française. Encore des femmes qui sauvent le monde. Je vais le reprendre en vacances. C’est un roman social. — As-tu vu BHL à On n’est pas couché ! ? Il a déjà sorti un livre, Ce virus qui rend fou, c’est le titre. Il est rapide ! — Oui, je l’ai vu ! Je l’ai aussi entendu épingler l’économiste Thomas Piketty sur le bilan carbone individuel. Si on veut se réinventer, faudra pas compter sur BHL pour se peinturer un coeur

vert sur la poitrine. Pour lui, les libertés individuel­les priment sur l’intérêt collectif.

— Bernard-Henri a eu le confinemen­t « voluptueux » si on se fie aux propos de son épouse, Arielle Dombasle. — Quelle farce! Je m’esclaffe: Ze rich and famous qui découvrent le Monoprix du quartier… ET l’usage de la serpillièr­e ! Moi, je vote pour l’Islande, Fanchon. La première ministre dit qu’il ne faut plus penser seulement en termes de PIB et de croissance. Elle a inscrit 39 indicateur­s sociaux et environnem­entaux dans son tableau de bord national. C’est pas Legault et son plan vert délavé, comme dit Michel David.

— L’Islande est un bien petit pays… La brise du fleuve glisse à fleur d’eau, à fleur de peau. Une maman latino, shorts et camisole de circonstan­ce, appliquée et fatiguée, donne le biberon à son nouveau-né sur le banc adjacent. Son adolescent­e apprend les gestes de la maternité, tenant sa petite soeur somnolente sur elle.

Un ange passe…

— T’sais quoi, Fanchon ? Le réveil va être brutal. Et aucune guerre ne s’est gagnée à snooze. Commençons petit.

Nous assistons à une redéfiniti­on accélérée de la vie en société, à la fois catastroph­ique et » passionnan­te

BRUNO LATOUR

Des canoës nous sommes passés aux galères puis aux vapeurs et aux navettes spatiales, mais personne ne sait où nous allons. Nous sommes plus puissants que jamais, mais nous »

ne savons trop que faire de ce pouvoir.

YUVAL NOAH HARARI, SAPIENS

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Mères au front, samedi soir dernier, à Montréal. Manifestat­ion silencieus­e masquée et sein maternel comme arme de pacificati­on. Alerte verte pour une suite du monde.
JULIE DUROCHER CORONAVIRU­S Mères au front, samedi soir dernier, à Montréal. Manifestat­ion silencieus­e masquée et sein maternel comme arme de pacificati­on. Alerte verte pour une suite du monde.
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